Dernier né des Nobel, le Prix d'Economie boucle lundi la saison des célèbres récompenses, avec ce prix allant à l'Américaine Claudia Goldin, professeure à Harvard et spécialiste du travail et de l'Histoire économique.
A 77 ans, elle faisait figure de favorite pour obtenir la récompense. Elle a fourni le premier compte rendu complet des revenus des femmes et de leur participation au marché du travail à travers les siècles", a déclaré le comité chargé de décerner le Prix.
Claudia Goldin a "mis en évidence les principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail", explique le site du Nobel. Rappelant qu'au cours du siècle dernier, "la proportion de femmes occupant un emploi rémunéré a triplé dans de nombreux pays à revenu élevé. Il s'agit de l'un des changements sociétaux et économiques les plus importants sur le marché du travail à l'époque moderne, mais des différences significatives entre les sexes subsistent".
Et ce n'est que dans les années 1980 que la recherche a adopté une approche globale pour expliquer la source de ces différences. Claudia Goldin a fouillé dans les archives et recueilli plus de 200 ans de données sur les Etats-Unis, ce qui lui a permis de montrer "comment et pourquoi les différences de revenus et de taux d'emploi entre les hommes et les femmes ont évolué au fil du temps", a noté Randi Hjalmarsson, du jury Nobel.
Elle a publié en 1990 l'ouvrage, devenu depuis référence, "Understanding the Gender Gap: An Economic History of American Women" qui a exercé une influence considérable sur l'analyse des causes de l'inégalité salariale. Elle a ensuite réalisé des études sur l'impact de la pilule contraceptive sur les décisions des femmes en matière de carrière et de mariage ou encore sur le nom de famille des femmes après le mariage en tant qu'indicateur social.
Ses recherches "nous ont donné un aperçu nouveau et souvent surprenant du rôle historique et contemporain des femmes sur le marché du travail", note le jury. Elle a combiné ses deux spécialités: l'histoire économique et l'histoire du travail. Elle a travaillé comme une détective pour trouver de nouvelles sources et statistiques pour mieux comprendre le sujet: "Elle avait trente ans d'avance sur son temps", a affirmé une membre du Comité pour le Nobel d'Economie.
La troisième femme lauréate de l'Histoire
Pour l'heure, le Nobel d'économie faisait figure de cancre de la parité parmi les fameuses récompenses. Seulement deux femmes l'ont décroché, l'Américaine Elinor Ostrom (2009) et la Franco-Américaine Esther Duflo (2019).
Claudia Goldin – qui est devenue en 1990 la première femme à être titularisée au département d'économie de l'Université de Harvard – devient ainsi la troisième femme de l'Histoire à être la récipiendaire de cet honneur. Jakob Svensson, du jury pour l'Economie, a affirmé que le sexe de la lauréate n'avait rien eu à voir dans la décision de lui attribuer ce prix.
"La parité et la diversité sont une priorité et le comité les encourage dans les nominations", note Micael Dahlen, auprès de l'AFP. Mais "la priorité numéro un est de choisir le domaine de recherche, ce qui détermine ensuite l'identité des candidats", relève ce professeur à l'Ecole de Commerce de Stockholm, Handelhögskolan. Les recherches de Claudia Goldin, qui portent sur les marchés du travail et l'égalité des sexes, sont particulièrement pertinentes, estime l'expert.
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L'an dernier, le prix était allé à Ben Bernanke, l'ancien président de la Banque centrale américaine (Fed) et ses compatriotes Douglas Diamond et Philip Dybvig, pour leurs travaux sur les banques et leurs sauvetages nécessaires durant les tempêtes financières.
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"Je lui ai parlé il y a une heure, donc elle est réveillée, au moins" a dit Hans Ellegren, secrétaire général du Comité Nobel, alors que la communication avec la lauréate ne fonctionnait pas, en direct, dans la salle des annonces des personnes gagnantes. "Elle était surprise et très très contente", a-t-il résumé ensuite. La lauréate a ensuite
par téléphone avoir été "très plaisamment réveillée" par le coup de fil. La première chose qu'elle a ensuite fait a été de le dire à son mari, l'économiste Larry Katz, "qui avait visiblement une idée de ce qui se passait, il a souri et dit que c'était génial".
Le "faux Nobel"
Seul à ne pas avoir été prévu dans le testament d'Alfred Nobel, le prix d'économie "à la mémoire" de l'inventeur s'est ajouté bien plus tard aux cinq prix traditionnels, lui valant chez ses détracteurs et détractrices le sobriquet de "faux Nobel".
En 1968, à l'occasion de son tricentenaire, la Riksbank, la banque centrale de Suède, la plus vieille du monde, institua un prix de sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, en mettant à la disposition de la Fondation Nobel une somme annuelle équivalente au montant des autres prix.
Pour les personnes lauréates du millésime 2023, le chèque accompagnant le prix est désormais de onze millions de couronnes, l'équivalent de 900'000 francs, soit la plus haute valeur nominale (dans la devise suédoise) dans l'Histoire plus que centenaire du prix.
Stéphanie Jaquet et les agences
Les prédictions des spécialistes
Cette année, pressentis parmi les possibles lauréates et lauréats, il y avait des spécialistes des crédits, du marché du travail ou des inégalités.
Cette année, au jeu des devinettes sur la nature des études récompensées, les recherches sur les systèmes bancaires sont quasi disqualifiées: "Le même sujet peut être récompensé d'une année sur l'autre mais il est plus courant que ce ne soit pas le cas", résume Mikael Carlsson, professeur d'économie à l'Université d'Uppsala.
Lui misait sur les travaux du Japonais Nobuhiro Kiyotaki et du Britannique John H. Moore. Leur "recherche qui a fourni des informations, entre autres, sur les cycles des taux d'intérêt et les marchés immobiliers, est bien placée cette année, ce sont des questions d'une grande actualité", abonde son confrère, Micael Dahlen.
L'institut Clarivate, spécialisé dans la prédiction des Nobel scientifiques, voyait le prix aller au Français Thomas Piketty, auteur du best-seller international "Le Capital au XXIe siècle" et spécialiste des inégalités de richesse. Souvent évoqué ces dernières années, il pourrait être associé à son compatriote Gabriel Zucman et au Franco-américain Emmanuel Saez.
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L'institut, qui se fonde notamment sur le nombre de citations des chercheurs, avançait aussi les noms des Américains Raj Chetty, spécialiste des déterminants des opportunités économiques, et Edward L. Glaeser, pour son analyse de l'économie urbaine.
Le Français Philippe Aghion, les Américains George Loewenstein, Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart ainsi que l'Américano-Turc Daron Acemoglu font aussi partie des universitaires souvent pressentis, ce dernier avec Andrei Shleifer, d'origine russe. Par temps de guerre en Ukraine, "je doute qu'ils osent", relevait toutefois Magnus Henrekson, de l'Institut de recherche de l'Industrie.
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