Un navire effarant de 140 mètres, nom de code "Schéhérazade", est immobilisé par les autorités italiennes depuis le début de la guerre en Ukraine, dans le port de Marina di Carrara, sur la côte de la Toscane. D'une valeur supposée de 700 millions de dollars, il est même équipé d’un système de missiles anti-drones pour protéger son propriétaire réel qui ne serait autre que Vladimir Poutine.
Une enquête récente du New York Times a révélé que, derrière une structure offshore complexe, c’est bien le maître du Kremlin qui serait le propriétaire final de ce navire hors norme.
A une encablure de l'embarcation, des retraités transalpins passent une après-midi tranquille à bord d’un voilier beaucoup plus modeste. Ils ont un avis bien précis sur le monstre qui mouille juste à côté. "Si c’est le bateau de Poutine? C’est ce qui se dit! Disons que, vu la taille, c’est au moins le bateau d’un oligarque russe. Et si on compare la taille à celle des autres yachts des oligarques russes, alors c’est sûrement celui de Poutine!"
Un secteur en pleine croissance
Ces palais flottants monstrueux se multiplient depuis une décennie en Méditerranée et ailleurs. Comme le Vava II, 97 mètres, 150 millions de dollars. C’est le plus gros yacht aux mains d’une immense fortune helvétique, Ernesto Bertarelli.
L'émission basik a eu accès aux chantiers navals Benetti, dans la grande ville de Livourne, sur la côte de la mer Tyrrhénienne, toujours en Toscane. Numéro un mondial du secteur, ils emploient 2500 personnes sur différents sites en Italie avec un chiffre d’affaires de 2 milliards d’euros.
Le carnet de commandes est rempli jusqu’en 2027. Au-delà de 40 mètres de longueur, on parle de superyacht. Les chantiers Benetti en ont plusieurs modèles à proposer mais ils travaillent aussi sur mesure, dans des hangars géants à l’abri des regards. La RTS a pu visiter en exclusivité le chantier d’un nouveau superyacht, sur lequel évoluent plusieurs dizaines de personnes, de tous les corps de métiers.
Jusqu'à trois ans de travaux
De la commande à la livraison finale après trois mois d’essais en mer, les travaux durent jusqu’à trois ans. Sur le quatrième pont, une chambre à coucher avec deux salles de bains, ainsi qu'un dressing et un fitness débouchent sur une gigantesque terrasse privative équipée d’un foyer pour un feu de camp. Le nom du client n'a pas été dévoilé à la RTS, tout comme le prix exact du bateau, qui vaudrait dans les cinquante millions de francs.
Giovanna Vitelli est la CEO des chantiers navals Azimut Benetti. Elle vient de vendre un tiers du capital de son groupe au PIF (Public Investment Fund) saoudien pour environ un milliard de dollars. "Notre client, c’est le monde entier, explique-t-elle dans basik. Nos bateaux, nous les adaptons à tous les goûts, en fonction des envies et des besoins des clients. Si vous êtes Américain, vous allez aimer un grand bar, avec une très belle cuisine ouverte, pour voir défiler vos amis et vos invités. Alors que si vous êtes du Moyen-Orient, vous n’aurez pas du tout envie de voir la cuisine et l’équipage, qui seront bien séparés."
Influence de la pandémie
Comment expliquer la "course aux armements" dans le secteur, des bateaux toujours plus longs, luxueux et chers? "Le Covid nous a appris que la vie est courte et qu’il faut en profiter. La décision d’acheter un bateau est ainsi beaucoup plus rapide aujourd’hui que par le passé. Et puis je dirais aussi que la vie à bord d’un yacht est en fait la dernière vraie liberté. Celle d’aller où vous voulez avec les gens que vous aurez choisis", poursuit Azimut Benetti.
La vie à bord d’un yacht est la dernière vraie liberté. Celle d’aller où vous voulez avec les gens que vous aurez choisis
Chaque année, pendant quatre jours, la Principauté de Monaco accueille dans son port le gotha du secteur à la fin septembre. Prix du billet d’entrée au Monaco Yacht Show, 560 francs par jour, ce qui ne rebute pas 30'000 visiteurs.
"Notre événement attire une qualité de clientèle hors normes, bien plus élevée que celle du Grand Prix de Formule 1, explique Gaëlle Tallarida, directrice du Monaco Yacht Show. Ce n’est pas un rassemblement grand public, mais pour un public hyper sélectionné. Monaco est vraiment une capitale du yachting. L’industrie est très fortement représentée dans le pays, avec 200 sociétés et 2000 personnes, donc globalement on peut dire que Monaco, y compris bien sûr la Côte d’Azur, est un point d’ancrage de cette industrie."
Un marché évalué à 9,1 milliards
C’est d’ailleurs à Monaco que se réalisent la plupart des transactions de ce marché global des superyachts. D’une valeur de 9,1 milliards de dollars en 2022, il devrait atteindre les 13 milliards en 2030 alors qu’il ne concerne que quelques milliers d’individus.
Les brokers, sorte d’agents immobiliers, servent d’intermédiaires entre les constructeurs et les futurs clients. Le courtier suisse Cornelius Kistler, qui a fondé la société Breezeyachting, fait ainsi visiter un yacht italien des chantiers navals San Lorenzo à un couple canadien très intéressé.
Ce dernier a accepté de répondre face caméra mais à condition de garder l’anonymat. L’homme semble ravi de ce qu’il vient de découvrir: "Il est très rare de trouver une chambre à coucher sur trois niveaux, multifonctionnelle, et ici, honnêtement, le côté privatif est vraiment très très bien."
Un pactole pour les brokers
Des Chinois, des Russes, un Canadien, on croise toutes sortes de nationalités sur les pontons monégasques, mais où sont les clients helvétiques? "Notre clientèle est internationale, mais il y a aussi des clients suisses, affirme Cornelius Kistler, le CEO de Breezeyachting.swiss. Ils sont très discrets, pas forcément à la recherche des objets les plus visibles, les plus gros ou les plus clinquants. Ils recherchent plutôt des expériences personnalisées pour des aventures en mer, comme un catamaran, un voilier ou des yachts très discrets."
Les efforts des brokers pour leurs clients valent bien quelques courbettes: ils prennent en général une commission de 3% sur le prix de vente d’un bateau. Faites le calcul. Sur un yacht à 40 millions, 3% représente la coquette somme de 1,2 million.
Sur leurs yachts, les super-riches se séparent du cours ordinaire du monde, y compris physiquement, en s’éloignant de l’espace terrestre pour voguer en mer. Mais en même temps, ils affichent, ne serait-ce que par le canal des réseaux sociaux, cet entre-soi, ce séparatisme
Mais au fond que représente cette course au superyacht le plus long et le plus cher à laquelle se livrent des gens toujours plus riches et toujours plus coupés du monde réel? Sociologue au CNRS auprès de l’Université de Lille, Grégory Salle s’est penché sur le phénomène, auquel il a consacré un petit essai cinglant ("Superyachts: luxe, calme et écocide", éditions Amsterdam, 2021).
"Les superyacht sont associés à l’obscénité des plus riches et à leur vulgarité paradoxale, dit-il. En comparaison, il suffit de penser à l’état des services publics élémentaires pour trouver cet étalage de richesse insupportable, d’autant plus qu’il concerne une activité frivole. Sur leurs yachts, les super-riches se séparent du cours ordinaire du monde, y compris physiquement, en s’éloignant de l’espace terrestre pour voguer en mer. Mais en même temps, ils affichent, ne serait-ce que par le canal des réseaux sociaux, cet entre-soi, ce séparatisme".
Serge Enderlin/hkr