Des pertes colossales après la faillite d’une société suisse proposant l'achat d'arbres au Brésil
Durant des années, la société suisse Sharewood a attiré des milliers de clients avec un concept séduisant: acheter des arbres au Brésil, les laisser pousser, puis les vendre et encaisser de jolis bénéfices tout en faisant un geste pour la planète. Les rendements promis étaient alléchants: jusqu’à 11% par an.
Christian Junod a investi près de 50'000 francs. Ce qui a fait mouche, c’est l’argument écologique: "Les placements traditionnels en bourse ne m’intéressaient plus. Je cherchais des placements alternatifs, quelque chose qui avait plus de sens", explique-t-il dans l’émission Mise au Point.
100 millions de francs évaporés
Mais quelques mois après avoir investi son argent, il découvre que la société a brusquement cessé ses activités. Une enquête pénale est ouverte fin 2020, le site internet est fermé sur ordre de la justice zurichoise et la société fait faillite. "C’était vraiment un choc. J’ai ressenti une sorte de vide. Il y avait une partie de moi qui était dans le déni, je me suis dis, ce n’est pas possible ce truc-là", souvient Christian, qui n'est pas le seul à tomber de haut.
Vous n'imaginez pas le nombre de personnes en larmes que j'ai déjà eues au téléphone
Avec la faillite de l’entreprise, on découvre l’ampleur des pertes. Marcel Fassbender, un avocat allemand basé à Zurich, représente les clients de Sharewood: "On parle d'environ 3000 personnes ou même de petites entreprises qui ont mis leur argent dans ces arbres pour une somme totale d'environ 100 millions de francs." Les clients sont suisses, mais aussi français, allemands ou autrichiens: "Vous n'imaginez pas le nombre de personnes en larmes que j'ai déjà eues au téléphone."
Direction le Mato Grosso
Pour tenter de sauver ce qui peut l’être, l’avocat a été mandaté pour retrouver les forêts de Sharewood à l’autre bout de la planète. Les parcelles de la société se trouvent dans le Mato Grosso, un Etat brésilien grand comme 22 fois la Suisse. L’émission Mise au Point l’a suivi dans un de ses déplacements. Un voyage lors duquel il a visité deux "fazendas", des "fermes d’arbres".
Il s’agit pour lui de répertorier les plantations encore en bon état, qui pourront peut-être être revendues: "On ne parle plus de profit, on parle juste d’avoir quand même quelque chose en retour. Mais ça a un certain coût, parce que ces arbres doivent grandir. On doit élaguer la forêt, on doit s’occuper des traitements sanitaires. On doit prévoir le transport et il y a de la logistique."
Mais comment en est-on arrivé là?
La RTS a pu entrer en contact avec un ancien dirigeant. L’homme a géré les affaires de Sharewood au Brésil dès 2017. Et ça été compliqué dès son arrivée. "J'ai été confronté à un énorme gâchis. La direction précédente avait accumulé des millions de dettes en cotisations patronales et en impôts. Il y avait également d'énormes montants de frais de location impayés." Quant aux rendements promis, jusqu’à 11% par an, selon lui ce n’était tout simplement pas possible: "Le marché du teck, comme tout marché de matières premières, est basé sur l'offre et la demande. Il n'est pas réaliste de s'attendre à ce que les prix augmentent constamment."
La société connaissait donc des difficultés depuis longtemps, mais elle a continué à vendre des arbres jusqu’à la fin. Ce que confirme Stéphane Dard, établi à Berne, qui a investi 96'000 francs, presque toutes ses économies, dans la société durant l’été 2019. Il se souvient avec amertume des discussions qu’il a eues à l’époque avec le vendeur de Sharewood. "Il avait un discours: 'Vraiment, vous allez voir c’est super, c’est secure, c’est très bien', et j’ai réalisé ensuite qu’au moment où nous avions cette conversation, il savait déjà que son entreprise était foutue." Pour accélérer la vente, le vendeur lui propose un rabais de 5% à condition qu’il signe vite: "Ça m’a forcé un petit peu la main et du coup j’ai plongé."
C'est une honte. Je n'ai même pas les mots. J'ai honte que les gens puissent penser que j'ai fait partie de cette fraude
Nous aurions voulu entendre l’ancien directeur. Nous avons essayé de joindre son avocat à plusieurs reprises, mais il n’a pas donné suite. Le Ministère public zurichois a pour sa part refusé de commenter une enquête en cours. Dans une lettre envoyée aux clients de Sharewood, le procureur en charge de l’affaire relève que les accusés sont suspectés d’avoir fraudé systématiquement et qu’ils sont soupçonnés d’escroquerie par métier.
Des Brésiliens aussi victimes
La faillite de la société n’a pas fait des victimes qu’en Europe. Selon des informations de la RTS, Sharewood a employé jusqu’à 250 personnes au Brésil, qui ont vu brusquement leur avenir s’assombrir.
C’est le cas de Roosevelt de Jesus, dit "Rizo", que l’émission Mise au Point a rencontré sur place. L’homme s’occupait de deux plantations d’arbres en teck mais la société a brusquement arrêté de le payer en 2018, deux ans avant l’ouverture de l’enquête pénale par la justice zurichoise: "J'ai été licencié. J’ai été mis dehors. On a tous été licenciés." Malgré son licenciement, l’homme de bientôt 70 ans a continué de s’occuper des arbres dont il avait la responsabilité. Il a très mal vécu la faillite de l’entreprise: "C'est une honte. Je n'ai même pas les mots", dit-il avec émotion. "J'ai honte que les gens puissent penser que j'ai fait partie de cette fraude."
Pour les clients de Sharewood, rien n’est gagné, d’autant que si certaines parcelles ont encore du potentiel, d’autres sont en piteux état. Leur avocat le sait, une partie du combat est déjà perdu: "On devra dire à certains clients qu’ils ont investi dans du vent", reconnaît Marcel Fassbender. Il estime à environ 50% les plantations qui ne pourront pas être sauvées. Mais il retournera au Brésil: il lui reste encore de nombreuses parcelles à retrouver, dans l’immensité du Mato Grosso.
>> Les précisions de Gilles Clémençon:
Gilles Clémençon (collaboration: Laetitia Rossi)