Glisser une carte en plastique dans un bancomat pour en sortir des billets de banque. Ce geste, d'une banalité confondante, se fait pourtant de plus en plus rare. L'argent physique disparaît à vitesse accélérée de nos vies quotidiennes, malgré quelques réticences constatées au hasard d'un micro-trottoir dans les rues de Lausanne. "Je préfère le cash, comme ça je vois vraiment ce que je dépense, je vois l'argent, je vois la valeur", confie par exemple une septuagénaire qui fait ses courses au marché, au micro de la RTS.
Elle fait désormais partie d'une minorité, en voie de rétrécissement. Car si la révolution des paiements a eu lieu en douceur depuis la pandémie, elle est presque terminée: il y a quatre ans, la moitié des transactions dans les commerces suisse se faisait encore en cash (52% en 2019).
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De moins en moins de monde aux guichets
Aujourd'hui, ce n'est plus que le tiers (32% en 2022). Et les chiffres pour 2023, pas encore connus, devraient nous rapprocher de la barre des trois quarts des paiements sans cash. "Depuis la pandémie, les gens ont pris l'habitude de payer avec une carte en plastique ou avec leur smartphone. D'ailleurs on leur demandait même de le faire, d'éviter le contact physique avec l'argent liquide", souligne Catia Fonseca, à la boulangerie Fleur de Pains dans le quartier d'Ouchy, à Lausanne, dans l'émission Basik.
La fréquentation diminue à nos guichets et à nos bancomats, et nous remarquons une augmentation des transactions électroniques
Même constat du côté des banques, où l'on voit beaucoup moins de monde aux guichets pour des transactions en numéraire. "La fréquentation diminue à nos guichets et à nos bancomats, et nous remarquons une augmentation des transactions électroniques via les cartes de crédit, cartes de débit ou autres applications en ligne. Mais il est un peu tôt pour affirmer que le cash c'est fini", constate Sébastien Barberis, directeur de l'agence principale de la Banque Cantonale Vaudoise (BCV), sur la place Saint-François dans la capitale vaudoise.
Twint, une évidence quotidienne
Comme c'est souvent le cas dans le pays quand on parle d'argent, la salle des machines de l'ingénierie financière du monde "cashless" se trouve à Zurich. Par exemple chez Twint, cette application utilisée par 5 millions de personnes sur les neuf que compte la Suisse et qui a notoirement accéléré le passage au monde sans argent liquide. C'est une start-up de 160 personnes, dont plusieurs grandes banques helvétiques et PostFinance sont actionnaires.
"En 2022, nous avons enregistré 386 millions de transactions et en 2023, la progression est toujours très forte, indique Jens Plath, directeur du marketing de Twint. L'application est désormais une évidence quotidienne pour les Suisses et les Suissesses.
En 2022, nous avons enregistré 386 millions de transactions (...) L'application est désormais une évidence quotidienne pour les Suisses et les Suissesses.
Il ne s'agit pas seulement de pouvoir payer. Nous cherchons à simplifier toute une série de gestes du quotidien. La numérisation de la Suisse a d'ailleurs très largement été portée par Twint. Aucun pays européen ne dispose d'une application aussi universelle pour ses citoyens. Elle a aussi donné un nouveau verbe au vocabulaire helvétique, dans les trois langues nationales: twinter!
Un phénomène unique à la Suisse
Dans la novlangue de ceux qui développent ces nouvelles solutions, on parle de "user experience" (ndlr: expérience d'utilisation) et d'ergonomie. Ce qui consiste à simplifier la vie des utilisateurs et à gagner du temps tout en laissant le plus de traces numériques possible afin qu'elles soient exploitées.
Dans l'esprit des gens, la Suisse est encore le pays de l'argent liquide. Mais en comparaison européenne, on remarque plutôt l'inverse.
Unique à la Suisse, le phénomène Twint explique pourquoi le pays a, pour une fois, de l'avance sur ses voisins. "Dans l'esprit des gens, la Suisse est encore le pays de l'argent liquide. Mais en comparaison européenne, on remarque plutôt l'inverse. Seuls quelques pays scandinaves et les Pays-Bas utilisent encore moins de cash que les Suisses. Et la France, l'Allemagne ou l'Autriche sont très en retard sur nous", explique ainsi Marcel Stadelmann, de la Haute Ecole de Gestion du canton de Zurich, à Winterthour.
Ce professeur d'économie, spécialiste de l'économie comportementale, est aussi responsable d'une initiative dont le nom explique l'objectif: Swiss Payment Monitor.
Pas un plaisir pour tout le monde
Mais la disparition progressive de l'argent liquide n'est pas forcément l'aubaine que récitent ses promoteurs. A Morges (VD), l'affaire a même provoqué quelques émois courroucés. La compagnie locale de transports publics MBC va en effet progressivement supprimer les billets de bus et de train en papier et l'argent liquide pour acheter un titre de transport.
Les distributeurs de billets ne vont plus être remplacés, tout se fera bientôt sur smartphone. Chez les personnes âgées, c'est l'inquiétude. Alors dans l'urgence, Pro Senectute organise des ateliers pratiques pour leur permettre de s'en sortir. "La décision de MBC est un peu rude, estime Sandrine Crot, animatrice Pro Senectute. Les seniors ont été très surpris, ils sont d'ailleurs nombreux à rouspéter contre cette décision."
Du côté de MBC, on reconnaît qu'une "solution qui fasse plaisir à tout le monde, ça n'existe pas. Si elle existe, nous ne l'avons pas trouvée, et nous sommes volontiers preneurs. Aujourd'hui, ce que nous avons trouvé ne solutionne certes pas tous les problèmes, mais un maximum", selon Nathalie Bianchini, directrice marketing MBC.
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Crainte de la disparition de l'argent liquide
La disparition de l'argent liquide est donc un vrai problème pour certains, qui imaginent même qu'un Etat "trop fouineur" pourrait être derrière ce "projet", dans le but de surveiller les citoyens et leurs mœurs de paiements. "On constate que l'argent liquide disparaît de plus en plus, dans les grands événements, les services et les transports publics. Il est clair que les CFF veulent s'en débarrasser. Nous, ce qu'on exige, c'est de pouvoir le garder", explique Richard Keller, directeur du Mouvement suisse pour la liberté, une organisation militante citoyenne proche de l'UDC.
On constate que l'argent liquide disparaît de plus en plus, dans les grands événements, les services et les transports publics. Il est clair que les CFF veulent s'en débarrasser. Nous, ce qu'on exige, c'est de pouvoir le garder
Richard Keller et ses amis étaient antivax pendant la pandémie. Ils sont aussi contre le vote électronique, et ils veulent maintenant forcer la Confédération à inscrire la protection de l'argent liquide dans la Constitution. "Il y a cette grande organisation, "Better than cash alliance", soutenue notamment par Bill Gates. Elle veut imposer partout dans le monde une monnaie électronique, la Central Bank Digital Currency (CBDC). Ce qui faciliterait la surveillance et le contrôle des individus. Et cette tendance progresse fortement dans l'Union européenne et en Suisse", estime Richard Keller.
Initiative déposée à Berne
Une première initiative pour la sauvegarde de l'argent liquide a été déposée à Berne il y a quelques mois après avoir réuni les signatures nécessaires. Une seconde est lancée. Alors, un peu complotistes les amis des libertés? Pas forcément, estime Patrice Baubeau, professeur d'histoire à l'Université Paris-Nanterre qui consacre ses travaux de recherche à l'histoire de la monnaie comme moyen de règlement.
"L'avantage du cash, du point de vue de l'individu, est les éléments de liberté qu'il apporte. Lorsque vous réglez un achat avec une pièce de monnaie ou un billet, la personne à laquelle vous payez n'a pas les moyens de savoir qui vous êtes, et ce que vous faites. Le paiement est libératoire dans le sens où la relation que vous avez engagée avec le vendeur au moment de la transaction, est entièrement résolue, c'est-à-dire détruite, à l'issue du paiement", indique-t-il.
Serge Enderlin