Bilan mitigé pour la vente de médicaments au compte-gouttes, la pénurie reste critique
Julien Frutig est plutôt bon élève. Ce pharmacien neuchâtelois applique à la lettre les recommandations émises par l'Office fédéral de l'approvisionnement économique (OFAE), le 23 mars 2023. Chaque fois qu'une ordonnance lui est présentée avec le nom d'un médicament figurant sur la liste, il ouvre une boîte et la fractionne pour reconditionner le nombre exact de capsules nécessaires au traitement.
Dans la liste de médicaments figurent cinq antibiotiques et quatre analgésiques puissants. "Je ne sais pas si c'est utile, car je n'ai pas les chiffres et je ne sais pas où en sont les stocks de la Confédération. Mais j'imagine que si l'on nous impose ce travail, c'est qu'il y a tout de même une raison d'utilité publique", estime cet adjoint de la pharmacie de l'Orangerie, à Neuchâtel.
Du temps et de l'argent
Le fractionnement est un procédé que Julien Frutig utilise une à deux fois par jour. "Cela implique un travail supplémentaire, car nous devons recalculer un nouveau prix, créer un ordonnancier pour avoir une traçabilité de ce que l’on donne au patient, réimprimer des informations pour le patient", énumère-t-il, entre autres.
Aujourd'hui, le pharmacien est rodé à l'exercice. Au début, ce travail supplémentaire lui prenait 10 bonnes minutes. Maintenant que les protocoles sont faits, il peut les reprendre et le tout est terminé en 5 minutes. Et comme le temps, c'est de l'argent, les pharmaciens peuvent le répercuter et obtenir un dédommagement de 10,50 francs par remise fractionnée.
Moins de fractionnement qu'attendu
Face à la lourdeur administrative, certains pharmaciens y renoncent. Sur une quinzaine de pharmacies romandes contactées par la RTS, environ la moitié affirme ne pas fractionner de médicaments.
Selon la Société suisse des pharmaciens PharmaSuisse, cette vente à l'unité n'a été effectuée que 18'149 fois entre mars et décembre 2023. "Cela a été beaucoup plus faible que ce que l'on estimait à l’époque nécessaire. Mais au moins, cela a permis de répondre au besoin de la population à ce moment-là pour des médicaments aigus, comme les antibiotiques. Mais cela n’a pas provoqué des coûts énormes, comme l’estimait SantéSuisse, qui avançait un coût de 35 millions de francs", rappelle la présidente de PharmaSuisse Martine Ruggli-Ducrot. Soit bien loin des 200'000 francs de dédommagements supplémentaires.
Mais le revers de la médaille, c'est que la pénurie sur ces médicaments reste critique, confirme l'OFAE, qui maintient donc cette mesure en vigueur.
Liste peu réactive
Julien Frutig applique les recommandations à la lettre, mais s'interroge parfois sur la liste de médicaments à fractionner. "Depuis le début, une seule molécule supplémentaire a été introduite. Sinon, la liste est restée identique, donc on ne sait plus vraiment si elle est évaluée. Pour couvrir l'ensemble des besoins de la population, on peut imaginer que certaines molécules devraient y entrer. Mais ça, ce n'est pas de notre ressort".
A Fribourg, Séverine Mettraux, responsable de la Pharmacie du Bourg, fractionne très peu les médicaments qui se trouvent sur la liste. Sur son bureau, elle nous présente une boîte de chaque médicaments qu'il est possible de fractionner. Selon elle, cette mesure arrive après l'orage.
"On salue vraiment l'initiative de la Confédération. En revanche, la liste n'est pas à jour. Ces médicaments sont ceux qu'on avait de la peine à se procurer l'année dernière, alors que maintenant, on y arrive relativement bien. Tandis que d'autres médicaments, comme des antidiabétiques et tous les benzodiazépines sont un gros problème actuellement. Ceux-là, on ne peut pas les fractionner."
Pénurie de plus en plus pesante
De manière globale, la pénurie de médicaments est un problème chronique qui s'aggrave depuis quelques années. Selon la base de données privée drugshortage, près de 350 principes actifs, soit quelque 750 médicaments, manquent régulièrement.
Pour Séverine Mettraux, cette pénurie lui rajoute au moins une heure de travail par jour, à la recherche de solutions alternatives: "On cherche à voir si on peut en importer, si on en trouve dans d'autres pharmacies, si on peut en fabriquer, si on en fractionne. Parfois, on n'a pas d'autre choix que de changer de traitement, donc il faut prendre contact avec le médecin. C'est vraiment contraignant."
Même constat à Neuchâtel. Julien Frutig déplore une situation de pénurie vraiment pesante: "Par rapport à tout cela, il est vrai que les mesures de la Confédération sont un peu courtes pour nous. Le fractionnement représente une toute petite partie d'une réponse, qui nous permet d'avoir des stocks pendant un peu plus longtemps. Mais ce n'est pas cela qui va nous soulager au quotidien. "
Séverine Mettraux rêve de pouvoir élargir le champ de fractionnement en fonction des besoins, sans y ajouter une lourdeur administrative dans la facturation aux assurances.
Feriel Mestiri
Les causes de la pénurie
La principale explication à la pénurie vient du fait que les principes actifs sont majoritairement fabriqués en Chine et en Inde. C’est le cas du paracétamol et de l’amoxicilline par exemple. La Suisse comme le reste du monde souffre encore les effets de la politique zéro-Covid et la fermeture des usines entre 2020 et 2022.
Une grande partie des médicaments en pénurie actuellement sont des médicaments très bon marché. "Avec l'augmentation des coûts du transport, des coûts de l'énergie, cela ne vaut plus la peine de produire, ou de transporter ces médicaments chez nous. Beaucoup d'industriels y renoncent", déplorent Martine Ruggli-Ducrot, présidente de la Société suisse des pharmaciens PharmaSuisse.
L'industrie pharmaceutique Suisse préfère se concentrer sur la production de traitements innovants plutôt que sur des produits de base, comme les antibiotiques, nettement moins rentables.
Mesures pour lutter contre la pénurie
L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) a proposé plusieurs mesures pour lutter plus efficacement contre la pénurie de médicaments. Parmi elles, la possibilité pour les pharmaciens de fabriquer eux-mêmes des traitements alternatifs, ou d'augmenter les stocks de la Confédération, qui permettent actuellement de couvrir les besoins de la population pour 3 mois en moyenne, et 4 mois pour les vaccins.
Les exportations de médicaments pourraient être interdits. A l'inverse, les importations pourraient être facilitées, mais c'est une demi-solution, car le problème est mondial et les stocks ne sont pas plus importants chez nos voisins.
Dernière proposition, la Confédération pourrait fabriquer directement certains médicaments, ou alors mandater une ou des entreprises de le faire.
Outre ces propositions de l'OFSP, une initiative, lancée en novembre dernier, demande la création d'une compétence fédérale pour améliorer l'approvisionnement de médicaments non-vitaux, en lieu et place des 26 autorités cantonales. L'initiative veut aussi renforcer la place économique suisse, qu'il s'agisse de la recherche, du développement et de la production. Elle demande enfin d'établir des chaînes logistiques fiables avec l'étranger.
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