Le destin croisé de Donald Trump et du Bitcoin souligne les liens entre cryptos et politique
Les "cryptomonnaies" sont souvent décrites comme des monnaies numériques décentralisées qui permettent à leurs utilisateurs de réaliser des transactions directes sans passer par une banque. "C'est la promesse de départ, mais c'est un peu plus compliqué que ça", nuance d'emblée Nastasia Hadjadji, interrogée mardi matin dans l'émission Tout un monde.
"Les chercheurs qui s'intéressent véritablement au sujet, du point de vue technique, en cryptographie, mais aussi du point de vue économique, sur ses fonctions en tant que monnaie, arrivent à la conclusion que ce n'est ni quelque chose d'extrêmement sécurisé, ni même une monnaie, pour un tas de raisons. C'est pourquoi je préfère le qualifier d'actif spéculatif", précise l'autrice de "No Crypto: Comment Bitcoin a envoûté la planète" (éd. Divergences, 2023).
Les technologies ne sont pas neutres
Au-delà de l'aspect purement technique et financier de la crypto (lire encadré), elle souligne ses multiples enjeux politiques. "Les technologies ne sont pas neutres. Dans le fonctionnement même de cet actif résident des choix techniques qui ont des résonances d'ordre économique et politique", argue-t-elle.
"Par exemple, le fait que ce soit une masse monétaire fixe, c'est très hérité d'une pensée dans laquelle la politique monétaire est énormément conspuée pour son rôle supposé sur l'inflation. Tous ces principes ne sont pas neutres et Bitcoin a toujours été un objet éminemment politique."
L'industrie de la crypto s'est véritablement constituée comme le nouveau monstre du lobbying politique américain
Plus concrètement, le cours du Bitcoin - entre autres - a flambé en marge du retour annoncé de Donald Trump à la Maison Blanche. Interrogée sur cette dynamique, Nastasia Hadjadji explique qu'elle n'est pas une simple réaction à l'élection du milliardaire, mais que les deux choses sont bien plus interconnectées qu'il n'y paraît.
"L'un des faits notables de cette année 2024 et de la campagne qui a mené à sa réélection, c'est que l'industrie de la crypto s'est véritablement constituée comme le nouveau monstre du lobbying politique américain, en levant des centaines de millions de dollars", observe la spécialiste de l'économie numérique.
C'est une industrie qui mobilise beaucoup de capital. Et pour préserver le capital, il faut avoir des soutiens dans l'Etat. C'est la base du néolibéralisme
"Donc l'élection de Donald Trump a porté le Bitcoin, mais le Bitcoin est surtout porté par le soutien explicite de tous ceux qui ont porté Donald Trump au pouvoir, c'est-à-dire une partie de l'élite de la technologie", analyse-t-elle, citant des personnalités comme Peter Thiel, David Sachs, ou encore "le tristement incontournable" Elon Musk.
"Ce sont de vrais dollars, et non des cryptos, qui ont irrigué cette campagne et qui instituent cette industrie comme le nouveau poids lourd du financement privé de la politique américaine, devant des industries traditionnelles que sont le pétrole, l'acier, le tabac, etc.", estime-t-elle.
Vers une industrie "too big to fail"?
En plus des proximités idéologiques entre ces milliardaires libertariens-conservateurs et le Parti républicain, il s'agit aussi pour la branche de s'assurer un fructueux futur: "L'industrie de la crypto a besoin d'influencer Washington pour assurer sa survie. Elle a besoin de s'institutionnaliser pour être sûre qu'il y ait des soutiens à la fois financiers et politiques. C'est une industrie qui mobilise beaucoup de capital. Et pour préserver le capital, il faut avoir des soutiens dans l'Etat. C'est la base du néolibéralisme d'ailleurs."
Et Nastasia Hadjadji de relever un paradoxe: "À la base, le Bitcoin s'est constitué comme un actif pseudo-dissident, contre la censure, contre le contrôle gouvernemental, comme une espèce d'économie parallèle extrêmement hostile vis-à-vis des banques et de la finance. Or, aujourd'hui, pour assurer sa survie économique, cette industrie a besoin d'avoir des relais dans le pouvoir et d'influencer la réglementation."
"La logique de cette industrie, c'est de devenir too big to fail, de se mettre dans les petits papiers de Wall Street et du gouvernement américain. D'où l'idée d'une réserve stratégique de Bitcoin. Et c'est aussi pour ça qu'ils ont besoin de nouvelles liquidités et que des gens prennent le train en marche", conclut-elle.
Des conséquences bien réelles
Par conséquent, elle prévient que ce marché spéculatif constitue une bulle qui peut éclater à tout moment. "L'histoire de la cryptomonnaie n'est pas récente. On a une quinzaine d'années d'expérience et de recul pour considérer qu'il y a eu des moments d'euphorie extrêmement violents, et derrière, il y a des corrections de marché et des chutes qui sont tout aussi violentes", rappelle-t-elle.
Là, il y a un momentum politique autour de cet actif. Quand il sera passé, la correction pourra être violente. Et l'enjeu, c'est que ceux qui auront pris le train en marche et qui seront montés les derniers dans le wagon, c'est avec leurs liquidités que ce choc va être absorbé", prévient-elle. Avec évidemment des conséquences bien tangibles pour les personnes et l'économie.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Texte web: Pierrik Jordan
Le Bitcoin, comment ça marche et comment sa valeur est-elle fixée ?
On pourrait résumer schématiquement le fonctionnement du Bitcoin comme un grand livre de comptes mondial partagé, avec d'innombrables copies pour enregistrer les transactions. Toutes les dix minutes environ, le système ajoute un bloc contenant les nouvelles transactions pour tenir à jour ces comptes. C'est ce qu'on appelle la Blockchain.
Ces blocs sont générés par ce qu'on nomme des "mineurs", qui disposent de serveurs leur permettant de résoudre des énigmes algorithmiques complexes et de participer ainsi à une forme de loterie géante qui peut leur octroyer le droit de proposer le bloc suivant, et de toucher au passage une juteuse récompense (actuellement fixée à 3,125 Bitcoins). C'est ce mécanisme de résolution d'algorithmes qui permet de créer un consensus entre les copies.
Une valeur non étayée
Mais à l'heure actuelle, la valeur de la plupart des cryptomonnaies "n'est étayée que par le fait que quelqu'un est disposé à payer le prix affiché", estime Nastasia Hadjadji. "Il n'y a pas véritablement d'étayage traditionnel sur la valeur de ces actifs. C'est aussi pour ça qu'il y a énormément de manipulations dans les cours. C'est quelque chose qui ne s'explique pas par la simple rationalité économique traditionnelle."
Et alors que les monnaies traditionnelles sont elles aussi de moins en moins étayées par des repères matériels, elle souligne que leurs valeurs reposent "sur la confiance qu'on accorde plus généralement à un Etat, à son poids dans le commerce international", qui fixent "des étalons qui sont très forts". "Le dollar est fort aujourd'hui parce que les Etats-Unis sont une grande puissance", et que le dollar fait office de référence pour le prix du pétrole, par exemple.
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