Modifié

Comment la Suisse a échoué à enquêter sur les millions de l'affaire Magnitsky

L'avocat russe Sergueï Magnitsky avait dénoncé une vaste fraude au sein du ministère des Finances de son pays. [SWI swissinfo.ch - Helen James]
L'avocat russe Sergueï Magnitsky avait dénoncé une vaste fraude au sein du ministère des Finances de son pays. - [SWI swissinfo.ch - Helen James]
Près de 10 millions de dollars liés à une gigantesque fraude mondiale et détournés vers des banques suisses ont échappé au radar du Ministère public de la Confédération (MPC), révèle mercredi Swissinfo. Un classement pointé du doigt par les spécialistes de la lutte contre le blanchiment d'argent.

L'affaire Magnitsky, du nom de l'avocat d'affaires mort en 2009 dans une prison russe dans des circonstances douteuses, était jusqu'à présent considérée comme une histoire close en Suisse. Le MPC l'a fermée en 2021 après une enquête qui a duré dix ans.

Pour rappel, l'avocat russe Sergueï Magnitsky avait dénoncé une vaste fraude au sein du ministère des Finances de son pays; 230 millions de dollars avaient été siphonnés du Trésor russe puis répartis dans plusieurs comptes à l'étranger, dont certains en Suisse. Le fonds privé Hermitage Capital, qui dit être victime de cette escroquerie, était à l'origine de l'enquête criminelle en Suisse.

Seule une petite partie confisquée

Les conclusions de la Suisse allaient à l'encontre de celles des États-Unis et du Royaume-Uni, qui avaient ouvert des enquêtes similaires. Dans ces deux cas, les fonds provenant de la fraude fiscale ont été définitivement confisqués.

En Suisse, seule une petite partie des avoirs russes gelés ont été confisqués. Le reste a été restitué à trois citoyens russes qui ont bénéficié de la fraude et qui détenaient des comptes en Suisse: Vladlen Stepanov, Denis Katsyv et Dmitry Klyuev.

Swissinfo.ch a eu accès à l'ordonnance finale du MPC ainsi qu'à des correspondances bancaires liées à l'enquête. Ces documents montrent que seule une partie des comptes de Dmitry Klyuev a fait l'objet d'une procédure du MPC.

Ils montrent aussi que deux autres citoyens russes – Dmitry Savelyev et Igor Sagiryan – ont également reçu une partie des fonds détournés. Leurs comptes, ouverts respectivement dans les banques BSI LTD et Bordier et Cie, n'ont pas fait l'objet d'une enquête du MPC. Dmitry Savelyev, qui siège au Sénat russe, aurait reçu 8 millions de dollars. Igor Sagiryan, un homme d'affaires et banquier, 2 millions.

"Trop compliqué à comprendre"

Dans son ordonnance, le MPC se justifie. Concernant les comptes de Dmitry Klyuev, que les États-Unis ont nommé le "cerveau de la fraude", il considère que les flux d'argent sont trop compliqués à comprendre.

Dmitry Klyuev avait à l'époque sept comptes d'entreprises et un compte personnel en Suisse. Les documents examinés par Swissinfo.ch montrent qu'au total 14,5 millions de dollars liés à la fraude auraient transité dans ses comptes suisses.

Cette décision apparaît juridiquement injustifiable

Giorgio Campá, avocat genevois spécialiste du blanchiment d'argent

Concernant le transfert de 8 millions de francs vers les comptes de Dmitry Savelyev, le MPC affirme que ces comptes ont été ouverts trois ans et demi après la fraude. Et que ce délai justifie un refus d'ouvrir une enquête. Les comptes d'Igor Sagiryan en Suisse n'ont pas davantage suscité la curiosité du MPC.

Swissinfo. ch a consulté des experts en blanchiment d'argent et des avocats spécialisés pour comprendre ces décisions. Rares sont ceux qui ont voulu s'exprimer publiquement. Ceux qui l'ont fait se sont montrés très critiques.

"Cette décision apparaît juridiquement injustifiable", affirme Giorgio Campá, avocat genevois spécialiste du blanchiment d'argent. "Elle semble relever d'un classement discrétionnaire qui est prohibé par l'article 7 du Code de procédure pénale suisse, lequel consacre le caractère impératif de la poursuite. Les faits sous enquête, surtout lorsqu'ils sont complexes, exigent que l'instruction soit poussée sur des éléments qui leur sont directement connexes. Les procureurs ne peuvent pas décider de regarder ailleurs alors qu'ils ne doivent être mus que par la recherche de la vérité matérielle".

Lire l'enquête complète sur le site de swissinfo.ch.

Elena Servettaz/Swissinfo

Publié Modifié