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Comment les écrans publicitaires en pharmacie profitent des zones grises de la loi

Dans les pharmacies, la publicité pour des médicaments profite des zones grises de la loi
Dans les pharmacies, la publicité pour des médicaments profite des zones grises de la loi / 19h30 / 3 min. / le 15 avril 2024
La publicité pour des médicaments qui tourne en boucle dans les pharmacies, mais aussi dans les cabinets médicaux, pose des questions éthiques et légales. L'OFSP "analyse la situation" pour la sécurité des patients et l’intégrité du personnel de soins.

Ces publicités, on ne peut pas les zapper. Des écrans au-dessus de nos têtes, avant de passer en caisse ou intégrés au distributeur de désinfectant pour les mains. L’image animée attire l’oeil et capte le consommateur. C’est particulièrement vrai en pharmacie. On y vient souvent seul et l’écran permet de patienter durant l’attente.

Plus d’un client sur trois serait tenté par un achat spontané en caisse dans les pharmacies, argumente sur son site Excom Média, leader de la commercialisation de la publicité dans les pharmacies.

Un argument de poids, estime lundi dans le 19h30 le pharmacien genevois Ivan Hamsag, qui a fait installer cet écran il y a quelques années: "Ces écrans aident à mieux vendre, certainement. Cela fait partie des lois du marketing. Pourquoi s'en priver? Cela donne l'occasion d'en discuter avec le pharmacien et nous adaptons ensuite le conseil en fonction du patient."

Des publicités indirectes pour des médicaments sous ordonnance

Mais il y a un hic. Il existe de nombreuses règles qui encadrent la publicité pour les médicaments. Concrètement, la loi interdit de faire de la publicité pour des médicaments soumis à ordonnance. Mais qu'en est-il de ces publicités qui promeuvent l'image d'un fabricant de médicaments soumis à ordonnance, sans montrer de médicament en particulier? Surtout lorsqu'il s'accompagne d'un message du type: "Des idées noires? Parlez-en à votre médecin."

Selon Mélanie Levy, codirectrice de l'Institut de droit de la santé à l'Université de Neuchâtel, "il s'agit de publicités indirectes pour des médicaments soumis à ordonnance. Sur ce point-là, la loi est stricte, c'est interdit".

Pourtant, il n'est pas rare d'apercevoir ces publicités indirectes dans les salles d'attente de cabinets médicaux ou dans les pharmacies.

Une incitation à un usage excessif

Pour les médicaments non soumis à ordonnance, dits OTC (Over The Counter, par-dessus le comptoir en français), la loi admet la publicité, mais avec des limites. La publicité ne doit pas inciter à un usage excessif, abusif ou inapproprié.

Or, ces images qui tournent en boucle pourraient-elles inciter à un usage abusif ou inapproprié? C'est là que l'on entre dans une zone grise: "Le problème concerne non seulement les pharmaciens et les médecins, mais aussi les patients et clients. Ils voient ces images en boucle et peuvent être incités à vouloir acheter excessivement les médicaments affichés", présume Mélanie Levy.

Une incitation financière?

Plus sensible encore, la question de l'intégrité du pharmacien ou du médecin face au financement de la publicité. Selon la loi sur les produits thérapeutiques et l'ordonnance sur l'intégrité et la transparence dans le domaine des produits thérapeutiques (OITH), "la prescription ou la remise de médicaments ne doit pas être influencée par des incitations financières de quelque nature que ce soit". Seuls des critères objectifs et scientifiques doivent guider le choix du médicament prescrit ou remis.

Un médecin ne pourra pas se faire inviter pour un voyage aux Maldives, par exemple. Mais qu'en est-il des revenus de la publicité? Représentent-ils un avantage indu? "La publicité en tant que telle n'est pas un avantage. Mais on tombe à nouveau dans une zone grise. Car cela dépend du montant qui sera versé pour la publicité", précise Mélanie Levy.

25'500 francs pour trois heures de pub par jour

Nous avons pu nous procurer un contrat qui lie le génériqueur Mepha à une pharmacie. Pour trois heures de diffusion quotidienne, 250 jours par an, la pharmacie recevra la somme de 25'500 francs. Et c’est sans compter le revenu distribué pour la publicité hors écran. Un montant élevé qui interpelle. 

Le contrat publicitaire pour 3h de diffusion par jour sur un seul écran
Le contrat publicitaire pour 3h de diffusion par jour sur un seul écran

Nous avons montré ce document au pharmacien genevois Ivan Hamsag, qui soutient que la valeur de son contrat n'est pas aussi élevée. Mais il taira le montant.

Selon lui, ces contrats publicitaires offrent un revenu, mais aussi des avantages en nature: "Ce service publicitaire permet d'optimiser les conditions que l'on a dans des laboratoires, sous forme de réductions ou d'avantages. A l'époque, c'étaient des boîtes qu'on recevait en avantage. Maintenant, avec ces écrans, c'est plutôt des rabais."

Un contrat de bonne confiance

Quant à savoir si ces contrats engendrent une dépendance du pharmacien envers l'entreprise pharmaceutique, le pharmacien genevois répond, sans équivoque: "C'est un contrat de bonne confiance qu'on a entre nous. Et on est tenu de vendre les médicaments de la marque de générique avec lequel nous avons passé un contrat, évidemment. Mais il arrive que nous en vendions d'autres, parce qu'il y a une rupture de stock ou que le client en veut un autre. Le client est toujours celui qui décide à la fin."

Mais ces "contrats de bonne confiance" ne sont pas au goût du président romand de la Fédération suisse des patients Baptiste Hurni, qui s'insurge contre les risques déontologiques, les conséquences sur la santé et sur les coûts de la santé. Car le médicament qui rapporte le plus au pharmacien n'est pas forcément le moins cher. "Il ne doit pas, dans notre système, intervenir une question de contrat publicitaire dans la relation entre une pharmacienne ou un pharmacien et une patiente ou un patient. C'est quelque chose qui est quand même grave. Et ça doit interroger, parce qu'on voit qu'il y a maintenant des écrans publicitaires dans les cabinets médicaux. Et là, ça devient encore plus grave, si le médecin commence à être orienté."

Recours de Sandoz contre l'OFSP

Interrogé, le fabricant Mepha précise que "le montant de la rémunération de la prestation publicitaire se base sur les tarifs publicitaires habituels du marché. Nos contrats n'obligent en aucun cas le professionnel de la santé à prescrire ou à remettre nos produits", souligne son porte-parole Christoph Herzog.

Il n'empêche que l'Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui joue un rôle d'autorité de surveillance, a également empoigné le sujet. "L'OFSP procède actuellement à une analyse générale de la situation, notamment en ce qui concerne les 'mesures publicitaires'. Il ne s'agit pas d'une interdiction de publicité, mais de la question de l'admissibilité et du montant des paiements que les fabricants versent aux pharmacies et aux cabinets médicaux pour des mesures publicitaires", explique la porte-parole de l'OFSP Katrin Holenstein.

En octobre dernier, l'OFSP a sommé le fabricant Sandoz de stopper la publicité dans les cabinets médicaux. Par écrit, la porte-parole de l’ex-filiale de Novartis Danja Spring précise: "Avec les prestations publicitaires proposées, nous visons à informer les patients sur les génériques et leurs avantages, afin de favoriser leur acceptation.

Sandoz ne partage pas l'avis juridique de l'OFSP et se défend en conséquence sur le plan juridique."

D'un point de vue éthique, "c'est un conflit d'intérêt"

En attendant qu'un tribunal offre un cadre juridique clair, la publicité interroge aussi le cadre éthique. Qu'il s'agisse de médecins ou de pharmaciens, le simple fait de recevoir de l'argent pour des prestations publicitaires représente un conflit d'intérêt clair pour la bioéthicienne Samia Hurst.

La problématique se pose toutefois différemment dans les deux cas. "Pour les médecins, cela peut les encourager à prescrire davantage ces médicaments-là. Le médecin doit rester indépendant du publicitaire. Il ne peut pas dépendre de ce revenu et se laisser influencer la prescription par un intérêt qu'il aurait à garder les bonnes grâces de la personne qui utilise l'espace publicitaire."

Dans le cas des pharmacies, le cadre est commercial, c'est un magasin. En même temps, plus les pharmaciens prennent sur eux un rôle de conseiller, plus le cumul du rôle de conseiller et de vendeur peut devenir problématique, estime la directrice de l'Institut Éthique Histoire Humanités de la Faculté de médecine à l'UNIGE. "Contrairement au médecin, le pharmacien gagne directement de l'argent de la vente. Cela pose donc un problème s'il a un arrangement avec le publicitaire pour toucher aussi plus de marge sur les médicaments."

Le pharmacien genevois Ivan Hamsag réfute tout conflit d'intérêts. "Je pense que le pharmacien, déjà, vend les médicaments sur ordonnance plutôt à perte. Nous sommes sous pression avec les coûts de la santé publique. Nous devons aussi pouvoir vivre et apporter toutes nos prestations que nous donnons gratuitement aux clients. Et cela a un coût. Et grâce à la publicité, heureusement, nous pouvons encore assumer ce fonctionnement et ces prestations. Donc pour nous, c’est quelque chose de vital."

Feriel Mestiri

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