C’est un message chiffré envoyé via la plateforme Source Sûre qui a attiré l’attention des journalistes. Ce dernier alertait sur les agissements d’un influenceur, patron d'une entreprise basée à Fribourg, et l’accusait de "fraude fiscale", de "non-versement de salaires" et de "licenciements abusifs". Pour déterminer si ce message était crédible, il a fallu procéder par étapes.
Première étape: vérifier les identités
Pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une fausse information, il faut contrôler si les noms et adresses mentionnés dans le message sont authentiques. Dans ce cas, l’identité du chef d’entreprise correspondait bien aux informations accessibles en ligne dans le registre du commerce du canton de Fribourg. Cette partie du message était donc vraie.
Mais une autre partie du message s’est avérée fausse au moment de l’enquête. En effet, la société n’était pas "active" comme le laissait supposer le lanceur d’alerte mais inscrite "en liquidation" auprès du registre du commerce. Cette indication est importante car cela signifie que le patron a entamé des démarches pour fermer son entreprise. Les créanciers et les salariés qui s’estimeraient lésés ont alors une fenêtre de temps limitée pour se faire connaître auprès de la justice.
Deuxième étape: recontacter le lanceur d’alerte
Lorsqu’on reçoit une dénonciation anonyme, il est primordial de comprendre les motivations du lanceur d’alerte. Veut-il se venger? Cherche-t-il à obtenir de l’argent ou simplement à faire la lumière sur un problème au sien de la société? Pour le savoir, il faut rapidement s’entretenir avec la personne qui a rédigé le message.
Cependant, en passant par la plateforme Source Sûre, tout est fait pour garantir et protéger l’identité du lanceur d'alerte. Impossible donc de remonter sa trace ou sa localisation. Les journalistes de la RTS se sont alors reconnectés sur la plateforme pour renvoyer un message et demander une rencontre ou l’envoi de documents pour prouver les faits dénoncés.
Le lanceur d’alerte a finalement souhaité rester anonyme, mais a répondu quelques semaines plus tard en fournissant des fiches de paie, des relevés bancaires, des photos et en communiquant des informations concernant les employés de la boutique.
Troisième étape: recouper les informations
Grâce aux profils professionnels et aux réseaux sociaux, les journalistes ont pu contacter d’anciens salariés et recueillir leurs témoignages directs pour corroborer les propos du lanceur d’alerte. Dans ce cas, une procédure aux prud’hommes a bien été ouverte pour "licenciement injustifié" en 2024 contre son patron. Cette procédure, initiée par l’ancien gérant de la boutique, est toujours en cours. Deux salariés contactés par la RTS ont également dénoncé l’utilisation selon eux "abusive" des caméras de surveillance pour contrôler les employés et non pour assurer la sécurité de la boutique.
La RTS a aussi pu contacter l’une des anciennes employées en situation d’handicap. Cette dernière témoigne à visage découvert de brimades filmées et de défis dégradants, tournés dans la boutique et diffusés sur les réseaux sociaux de l’influenceur, suivi par plus de 152'000 personnes sur TikTok. Cette employée, encore très choquée par les conditions de travail, n'hésite pas à parler "d’exploitation", car elle touchait 300 francs par mois, soit 2,5 francs de l’heure.
Enfin, pour vérifier si le patron de l’entreprise faisait l’objet réellement d’une poursuite ou d’une condamnation pénale comme le laisser supposer le message anonyme, il a fallu parcourir le moteur de recherche du pouvoir judiciaire de Fribourg, qui recense toutes les décisions de justice du canton. Mais rapidement, les enquêteurs ont dû renoncer à cette piste car les décisions sont anonymisées. Contacté, Raphaël Brenta, le greffier-chef du Ministère public de Fribourg, a démenti cette information, déclarant à la RTS qu’aucune procédure pénale "n’est ou n’a été ouverte contre cette personne".
Quatrième étape: la confrontation
C’est important pour ces personnes d’être payées un minimum pour que l’on soit dans une logique de dignité
Donner la parole à la personne directement concernée par les accusations pour entendre sa version des faits et ses arguments est indispensable. C’est pourquoi l’équipe de Vraiment a contacté le patron de la boutique et s’est longuement entretenue avec lui lors d’un entretien filmé à son domicile.
Au cours de cette rencontre, il a catégoriquement démenti les accusations du lanceur d’alerte, à l’exception de l’utilisation de la vidéosurveillance du magasin pour vérifier les faits gestes de ses employés, car il soupçonnait de "possibles vols" de caisse. L’influenceur a également démenti toute fraude, affirmant que "les papiers étaient en ordre".
Enfin, concernant le salaire de son employée en situation de handicap, il a expliqué "ne pas pouvoir payer plus" et que cette employée touchait par ailleurs une rente de l’assurance invalidité.
Pour Lionel Frei, porte-parole de l’association Pro Infirmis, cette justification n’est pas tolérable: "Nous recommandons entre 4 et 12 francs de l’heure. C’est important pour ces personnes d’être payées un minimum pour que l’on soit dans une logique de dignité".
Dernière étape: la publication
Faut-il révéler ou non le nom des personnes sur lesquelles les journalistes enquêtent? La question se pose et chaque affaire est différente. Dans ce cas précis, la protection de la vie privée a prévalu sur l’intérêt légitime du public à être informé.
Même si le patron disposait d’une très large communauté en ligne et qu’il diffusait de nombreuses vidéos se mettant en scène sur les réseaux sociaux, les journalistes ont estimé que son identité devait être protégée. D’une part, parce que les faits étaient passés, la boutique est effet fermée depuis fin 2023 et, d'autre part, parce qu’aucune plainte pénale n’a été déposée à l’encontre du patron.
Pour l’avocate fribourgeoise Violette Emery Borgeaud, il faut prendre conscience que ces situations sont "malheureusement plus courantes qu’on le voudrait" et que le statut d’influenceur ne doit pas empêcher les personnes qui s’estiment lésées d’ouvrir des procédures. "Il faut agir et être proactif" conclut l'avocate, car trop d’employés se sentent impuissants et pensent à tort qu’il n’y a plus rien à espérer si leur entreprise met la clé sous la porte.
Cécile Tran-Tien