Jean-Christophe Schwaab: "Le droit du travail actuel permet de régler pas mal de problèmes liés aux nouvelles technologies"
Digitalisation, ubérisation, télétravail, puis essor de l'intelligence artificielle: en l'espace d'une vingtaine d'années, une partie du monde du travail s'est profondément transformée et se retrouve confrontée à de nouveaux enjeux. Invité jeudi dans La Matinale, l'ex-conseiller national vaudois socialiste Jean-Christophe Schwaab confirme ce constat: "Le monde du travail s'est transformé, donc il faut adapter l'application du droit", affirme-t-il.
Pour ce spécialiste du droit économique, auteur de plusieurs ouvrages sur la question, le droit du travail helvétique reste en grande partie pertinent. "J'ai plutôt pour principe de dire que le droit du travail contient déjà des éléments qui peuvent être appliqués aux nouvelles technologies et aux nouvelles situations que l'on trouve dans le monde du travail", précise-t-il.
"Il n'y a pas forcément besoin de l'adapter pour céder notamment aux désirs des plateformes, qui aimeraient plutôt l'affaiblir (...) et aimeraient faire croire [à l'instar d'Uber, NDLR] qu'elles ne sont pas des employeurs pour se soustraire à leur obligation de protéger leur personnel et de payer des cotisations sociales".
La numérisation, un "prétexte" à la flexibilisation?
Du côté des milieux économiques, le discours est tout autre: le droit du travail est généralement fustigé comme étant désuet et inadapté à un monde numérisé. "Ils le disent à chaque fois qu'ils aimeraient le flexibiliser", sourit Jean-Christophe Schwaab. "Mais en tant que juriste, lorsqu'on examine de près les principes d'application du droit du travail, on voit qu'ils permettent quand même de régler pas mal de problèmes."
À titre d'exemple, l'élu municipal de Bourg-en-Lavaux (VD) cite la volonté de la droite d'élargir la limite légale d'une journée de travail de 14h à 17h, dans le cadre du télétravail. Un projet porté par le PLR depuis 2017 qui a fait son chemin jusqu'à être approuvé début 2024 par la Commission de l'économie du Conseil national.
"Cette revendication des milieux patronaux, ce n'est pas une question d'adaptation du droit du travail aux nouvelles tendances de la société. C'est une volonté d'avoir leur personnel plus longtemps à disposition, de les faire travailler plus longtemps, et donc de réduire leur temps de repos. Dans ce cas, dire que le droit du travail serait obsolète et trop ancien, ça n'est qu'un prétexte", dénonce-t-il.
Un droit assez complexe
Autre sujet cité comme source de préoccupation principale par les milieux patronaux: la complexité du droit du travail helvétique. "C'est vrai qu'il a le défaut d'être assez complexe en Suisse, parce qu'il est réparti dans plein d'actes législatifs", reconnaît Jean-Christophe Schwaab. "Ce n'est effectivement parfois pas facile de s'y retrouver."
Cependant, le modèle français, dans lequel le Code du travail rassemble à lui seul tous les textes, ne séduit pas le Vaudois. "Il compte plus de 3000 pages et presque 11'000 dispositions. Je ne suis pas sûr que ce soit plus simple. En Suisse, il faut savoir où chercher, mais c'est un petit peu moins compliqué".
Renforcer la protection contre les licenciements abusifs
Outre la complexité, l'élu de 44 ans déplore aussi une protection qu'il juge insuffisante contre le licenciement abusif, et qui pourrait s'avérer délétère dans le cadre de l'essor des IA capables de remplacer certaines compétences. "C'est une des grandes faiblesses du droit du travail en Suisse", déplore-t-il.
"Aujourd'hui, vous pouvez vous faire licencier parce que vous avez fait valoir de bonne foi des droits que la loi vous accorde. Ce licenciement, il sera peut-être jugé abusif, et dans les faits, vous aurez peut-être une indemnité de deux ou trois mois de salaire. Mais pour une grande entreprise, ça ne fait absolument pas mal. Donc, elles peuvent se permettre de licencier de manière abusive sans la moindre conséquence. En revanche, pour le salarié, l'emploi est définitivement perdu. On ne peut pas annuler un licenciement abusif", développe-t-il.
Une pratique "pas très suisse"
"C'est un grave problème, parce que ça veut dire que des gens qui se défendent, mais aussi des travailleurs d'un certain âge qu'on licencie après des années de bons et loyaux services, juste parce qu'ils sont un petit peu trop âgés au goût de l'employeur, ces gens-là sont très mal protégés. Et ça, c'est embêtant parce que la Suisse est quand même un pays où la bonne foi, le compromis, la discussion sont importants", souligne-t-il.
"Lorsque vous avez une des deux parties à un contrat qui a un tel pouvoir sur l'autre partie et qui peut se permettre de la priver de tout revenu du jour au lendemain, pratiquement sans conséquences, pour moi, ce n'est pas très suisse! Mais là, les milieux patronaux ne sont pas d'accord", glisse-t-il.
Propos recueillis par Pietro Bugnon
Texte web: Pierrik Jordan
Des cas concrets et des questions plus profondes
Dans son livre "Le droit du travail en Suisse. 100 questions-réponses issues de la pratique", qui s'apparente en quelque sorte à un "Droit du travail pour les nuls", Jean-Christophe Schwaab répond à plusieurs cas pratiques. En cas de piratage d'entreprise et de vol de données des travailleurs, par exemple, c'est l'employeur qui est responsable, explique-t-il.
"Les employeurs doivent vraiment protéger les données qu'ils détiennent, que ce soit de leurs clients ou de leur personnel. (...) Et là encore, il n'y a pas forcément besoin de réinventer le droit. En appliquant ces principes ordinaires, qui sont assez anciens, mais qui fonctionnent toujours très bien, on trouve des solutions à ces nouveaux états de faits."
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Toutefois, il note que dans certains cas, l'application de la loi sur la protection des données pourrait être renforcée. "Pour moi, malgré la nouvelle loi, les sanctions sont encore trop peu dissuasives. Mais le droit est très clair: l'employeur doit tout faire pour que des données ne puissent pas porter préjudice à son personnel."
L'ouvrage soulève aussi certaines questions plus philosophiques. Peut-on être l'employé ou l'employée d'une intelligence artificielle? Pas en Suisse, répond le retraité de la politique fédérale.
"Un employeur, c'est toujours une personne physique ou juridique. Et même si c'est une personne juridique, elle a toujours des organes ou des représentants humains qui vont agir en son nom", développe-t-il. "En Suisse, les robots, les IA ou les programmes informatiques n'ont heureusement pas la personnalité juridique. Donc si un algorithme seul décide que vous êtes licencié, c'est une décision qui sera nulle."
Quant à la perspective que l'on reconnaisse l'intelligence artificielle comme entité employeuse, Jean-Christophe Schwaab estime que "ça poserait beaucoup de problèmes". "J'espère que le législateur s'abstiendra de faire cette bêtise", sourit-il.