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Karin Keller-Sutter: "C'est là que nous avons compris que Credit Suisse ne survivrait pas"

Le 19 mars 2023, la cheffe du Département fédéral des finances Karin Keller-Sutter, entourée par le président de la BNS Thomas Jordan (à gauche) et le président de la Confédération de l'époque Alain Berset (à droite), se rend au centre des médias du Palais fédéral pour annoncer la reprise de Credit Suisse par UBS. [KEYSTONE - PETER KLAUNZER]
Le président de la BNS Thomas Jordan, la cheffe des Finances fédérales Karin Keller-Sutter et le président de la Confédération Alain Berset photographiés à Berne le 19 mars 2023, peu avant l'annonce de la reprise de Credit Suisse par UBS. - [KEYSTONE - PETER KLAUNZER]
Le 15 mars 2023, Karin Keller-Sutter convoque une réunion de crise: Credit Suisse est au bord de la faillite. Quatre jours plus tard, le Conseil fédéral annonce la reprise de l'établissement par son rival UBS. Un an plus tard, la conseillère fédérale explique dans une interview à SRF comment elle a vécu personnellement les derniers jours de la banque. Et pourquoi elle a dû convaincre le concierge du Département des finances de monter le chauffage.

SRF News: Madame la conseillère fédérale, lorsque vous repensez aux journées intenses de mars 2023, quels ont été les moments les plus forts?

Karin Keller-Sutter: Les débuts ont été très marquants. L'objectif premier était bien entendu de trouver une solution. Mais l'objectif intermédiaire était de permettre à Credit Suisse de passer le cap du vendredi. Mercredi 15 mars 2023, il n'était pas encore certain que la banque tiendrait jusqu'au week-end. Je me souviens avoir été très heureuse à la fermeture des marchés boursiers le vendredi soir. Ensuite, l'objectif suivant était de trouver une solution avant l'ouverture de la bourse lundi.

Le Département fédéral des finances était en état d'urgence. Comment pouvez-vous imaginer cela?

Dans les salles du Bernerhof, habituellement utilisées pour des réunions ou des banquets, il y avait du monde qui travaillait partout. Il y avait des responsables de la FINMA (l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers), de la Banque nationale suisse (BNS), du Secrétariat d'Etat aux questions financières internationales, de l'Office fédéral de la justice, de l'Administration fédérale des finances. Il y avait des boîtes de pizza partout, car il fallait bien manger à un moment ou à un autre.

J’avais l’impression que le monde retenait son souffle jusqu’à ce que nous trouvions une solution

Karin Keller-Sutter

C’était encore à une époque où la pénurie d’énergie menaçait. Je me souviens que le chauffage était complètement à l'arrêt pendant la nuit. C'était insupportable pour les gens qui devaient travailler avec des doudounes et des couvertures militaires. J'ai ensuite ordonné de rallumer le chauffage. Le concierge m'a répondu qu'il fallait une décision du Conseil fédéral pour cela. J'ai répondu: "Eh bien, si ce n'est que ça, je peux bien prendre cette décision."

Le mercredi 15 mars, une réunion avec la direction générale d'UBS a eu lieu à la FINMA à Zurich. Qu'est-ce qui était particulièrement important pour vous ce jour-là?

C'est ce jour-là que nous avons tous compris que Credit Suisse ne survivrait pas. La banque avait demandé des liquidités à la BNS et les sorties de capitaux étaient énormes à l'époque. Si je me souviens bien, entre 10 et 17 milliards par jour.

La BNS, la FINMA et le Département des finances se sont réunis au préalable. Il est apparu clairement que nous devions parler aux deux banques. Nous avons donc discuté avec UBS, mais aussi avec Credit Suisse. En revenant de Zurich, j'ai téléphoné au président de la Confédération de l'époque, Alain Berset, et j'ai demandé une séance extraordinaire le jeudi.

Dans les jours qui ont suivi, vous avez été en contact intensif avec les ministres des Finances étrangers. De quoi avez-vous discuté?

L'inquiétude était grande. Il ne faut pas sous-estimer à quel point les centres financiers sont aujourd’hui interconnectés. Si une banque comme Credit Suisse fait faillite, cela entraîne également des dommages économiques. Il y avait en fait un consensus parmi les ministres des Finances sur le fait que Credit Suisse pouvait être le premier domino capable d'en faire tomber d'autres. Et que cela pouvait causer des dégâts dans le monde entier. J’avais l’impression que le monde retenait son souffle jusqu’à ce que nous trouvions une solution.

Vous êtes-vous mise en colère durant ces jours-là?

Oui, parfois lors de certaines conversations. Quand je trouvais que certains ne se montraient pas aussi raisonnables qu'ils auraient pu l'être.

Au sommet de Credit Suisse?

Oui, par exemple. Ou quand j'avais l'impression que les gens ne voulaient pas voir la réalité en face. C'est assez compliqué parce que le Conseil fédéral est responsable du pays et que vous vous trouvez en face d'une entreprise qui, naturellement, veut protéger ses intérêts.

Le président de la Confédération Alain Berset et moi-même avons informé les partis afin qu'ils ne l'apprennent pas par les médias

Karin Keller-Sutter

Mais le Conseil fédéral doit veiller à ce que l'intérêt général prévale en fin de compte et pas seulement l'intérêt de la direction d'une entreprise, du conseil d'administration ou des actionnaires.

Vous avez souligné à plusieurs reprises qu'il s'agissait surtout d'agir durant ces quelques jours. En même temps, vous aviez une énorme responsabilité sur les épaules. Comment avez-vous géré cette situation?

Lorsque vous dirigez, vous devez également faire preuve de force mentale et d'un certain sang-froid. Vous ne pouvez pas rendre vos collaborateurs fous, par exemple en criant ou en devenant hystérique. Vous devez vous concentrer sur l'obtention d'un résultat et changer ce que vous pouvez changer. S'énerver ne sert à rien.

Pouvez-vous donner un exemple?

L'objectif de la reprise était également de négocier des garanties étatiques pour UBS. Les exigences initiales d'UBS étaient beaucoup plus élevées. J'ai été très claire : "Non, ce n'est pas possible. Dites-leur que je ne suis pas d'accord. Le Conseil fédéral n'est pas d'accord." Puis je suis retournée à la réunion du Conseil fédéral. Ensuite, je recevais une note de la secrétaire d'Etat ou d'une directrice d'office m'informant de l'état de la situation. Ca n'arrêtait pas.

L'accord n'a été finalisé que peu de temps avant la conférence de presse du dimanche soir. Comment vous souvenez-vous des moments qui ont précédé cette conférence?

Le président de la Confédération Alain Berset et moi-même avons informé les partis afin qu'ils ne l'apprennent pas par les médias. Il y a eu un appel téléphonique auquel tout le monde était connecté. Ensuite, je me souviens que nous nous sommes réunis dans le hall d'entrée. Il y avait tout le monde, y compris les banques qui se disputaient depuis des jours. Nous étions dans le hall et nous avons dit: "Oui, c'est comme ça que ça se passe maintenant". Le moment venu, nous sommes allés au centre des médias.

L'interview a été réalisée par Raphaël Günther pour la série de podcasts de SRF "Das Ende der Credit Suisse" ("La fin de Credit Suisse")

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"La fin de Credit Suisse", une série de podcasts de SRF

Le podcast "Das Ende der Credit Suisse" met en lumière les coulisses du rachat de la grande banque par UBS. Cette série en cinq parties est diffusée quotidiennement du lundi 11 mars au vendredi 15 mars 2024 sur srf.ch/audio, dans le fil de podcasts SRF "News Plus Hintergründe" et sur vos plateformes de podcasts préférées.