Si on a l'habitude de dire qu'en Suisse, on est soit Migros, soit Coop, on est aussi de plus en plus Denner, Lidl ou Aldi. Les trois discounters ne cessent en effet de gagner des parts de marché.
Selon les derniers chiffres disponibles, ils détenaient 17,1% du marché de l'alimentation en 2020 - probablement plus aujourd'hui. Au cœur de leur ADN, un assortiment limité: 1500 à 2000 produits seulement, soit 10 fois moins que chez Coop ou Migros, afin de limiter les coûts. Des magasins à l'aménagement minimaliste, une organisation simplifiée et surtout un marketing agressif vantant des prix plancher.
Des prix vraiment moins élevés?
L'émission A Bon Entendeur de la RTS a voulu déterminer si, au-delà du marketing, les prix proposés par les discounters étaient réellement moins élevés que les premiers prix de Coop et Migros.
A Bon Entendeur a établi un comparatif basé sur une liste de 30 produits d'alimentation de base (jambon, pommes de terre, pain, pâtes, etc) achetés le même jour dans cinq enseignes: Aldi, Lidl, Denner, Coop et Migros. Des courses réalisées selon un protocole simple: dans chaque magasin, ce sont les produits les moins chers disponibles en rayon qui ont été achetés, à l'instar de la démarche du client qui achète le meilleur marché possible.
Le panier Denner est le plus onéreux
Les résultats sont surprenants, puisque Denner, discounter suisse historique, affiche le panier le plus onéreux du lot, à 181,67 francs. Il est suivi de Migros (170,37 francs), Coop (167,82), Aldi (166,59) et Lidl (162,05).
En cause: l'absence de steaks hachés premiers prix le jour des achats comparatifs. "Si par exemple vous avez acheté chez nous des steak hachés de la marque IP Suisse et que vous avez pris un produit d'entrée de gamme chez nos concurrents, effectivement il y aura une différence de prix", défend Laurent Recordon, directeur des ventes de Denner en Suisse romande. "Nous avons aussi des steaks hachés de premier prix chez nous. Peut-être n'avez-vous pas trouvé le bon article dans le magasin, c'est une possibilité", déclare-t-il. Et d'insister sur le fait que Denner propose également régulièrement des actions sur de nombreux produits.
Compétition entre les enseignes
Au-delà du cas de Denner, la différence entre les différents paniers est modeste: environ 8 francs, sur des factures de plus de 160 francs. "La compétition sur les prix implique que l'on observe ce que font les autres distributeurs, afin que l'on puisse réagir et offrir les meilleurs prix", explique Mathias Kaufmann, le porte-parole de Lidl Suisse. Il insiste sur le fait qu'il n'y a aucune entente entre distributeurs.
Autre constat: sur les 30 produits composant nos paniers achetés chez Migros et chez Coop, 70% étaient estampillés Prix Garantie ou M-Budget. Des gammes petits prix créées par les géants orange au début des années 2000 pour contrer les discounters allemands.
"Migros et Coop ont réagi de manière anticipée, ils ont lancé les gammes M-Budget et Prix Garantie pour rendre l'entrée sur le marché de Lidl et Aldi plus difficile", retrace Patrick Krauskopf, professeur de droit des cartels. De quoi stimuler la concurrence sur l'alimentaire dans un premier temps - une pression qui, selon lui, s'est émoussée depuis. "L'Allemand, le Français, l'Anglais, l'Espagnol, l'Américain veillent énormément au prix. En Suisse, les consommateurs mettent plus l'accent sur la qualité du service. Le prix est presque secondaire. Les distributeurs l'ont compris et ont arrêté de se faire une lutte acharnée sur les prix."
Des produits de marque aux mêmes prix partout
Les produits premiers prix ne sont pas les seuls arguments pour attirer la clientèle. Certaines marques, comme Coca Cola, Knorr, Ovomaltine ou Nutella, font également figure de produits d'appel. Une quinzaine de ces produits de marques ont été achetés auprès des cinq mêmes enseignes. Verdict: les différences de prix sont souvent minimales, voire nulles. Les cubes de bouillon Knorr, la mayonnaise Thomy et le Coca Cola sont ainsi vendus au même prix chez tout le monde. Le Nescafé, les Toffifee ou le Parfait sont aussi vendus au même tarif chez tous les distributeurs auprès desquels ils ont été trouvés dans des emballages identiques.
"Les producteurs ne peuvent pas imposer de prix quelconques. Ce sont les distributeurs qui définissent les prix de vente des articles de marques", assure pourtant Anastasia Li, directrice de Promarca, la faîtière suisse des fabricants de produits de marques. "Les producteurs peuvent recommander des prix, c'est autorisé par le droit des cartels, mais ils n'ont pas le droit d'inciter les distributeurs à appliquer les prix."
Un phénomène qui n'est pas propre à notre pays
Membre de la Commission de la concurrence (COMCO), ancienne avocate de la Fédération romande des consommateurs et députée PLR (VD), Florence Bettschart-Narbel voit là un phénomène classique, qui n'est pas propre à la Suisse: "Une enquête relayée par le FRC démontre que les grands distributeurs ne se font pas beaucoup de concurrence sur les produits de marque, parce que, comme les produits d'entrée de gammes, ce sont des produits d'appels et que si les consommateurs constataient des grosses différences, ils fuiraient chez d'autres distributeurs."
La Vaudoise estime toutefois que le marché fonctionne. "Ce n'est jamais satisfaisant d'avoir les mêmes prix partout", concède-t-elle. "Mais le consommateur va chercher les prix les moins chers où il les trouve. Il va aller chercher certains produits à la Migros, d'autres chez Denner et c'est aussi comme ça que joue la concurrence - grâce également aux actions."
La promesse du bio bon marché
Il y a pourtant un secteur dans lequel une nouvelle concurrence sur les prix se profile: les aliments bio. Depuis peu, Aldi et Lidl ont élaboré leurs propres lignes, respectivement "Bio natura" et "Bio organic". "Ce qui nous intéresse, c'est de gagner de nouveaux clients, précise Jérôme Meyer, directeur d'Aldi Suisse. Notre philosophie, c'est de faire en sorte que les produits bio ne soient plus des produits de luxe, on veut rendre les produits bio accessibles à tous les portemonnaies."
Chez Lidl Suisse, ce secteur connaît une croissance notable. "Cette catégorie est toujours plus demandée", explique Mathias Kaufmann, le porte-parole de Lidl Suisse. Notre chiffre d'affaires est d'ailleurs toujours important dans ce secteur. En conséquence, nous élargissons notre assortiment. Aujourd'hui, nous proposons plus 350 produits bio, sur 2000 au total. Et ce n'est pas fini. En Suisse, on aime les produits bio, cela correspond à une demande de qualité, de durabilité et ces produits ne doivent pas être plus chers."
Différences notables
Professeur à la HES Nord-Ouest, Mathias Binswanger vient de publier une étude qui met en évidence des différences de prix notables entre les grands distributeurs et les discounters. "Nous avons constaté par exemple que le prix est nettement différent sur les tranches de bœuf. De manière significative, les prix sont moins élevés chez Lidl. Il y a aussi de grandes différences sur les pommes de terre et des différences un peu moins importantes, mais tout de même significatives, sur le lait et les yogourts. Cela s'explique, car il y a peu de distributeurs en Suisse, pas de prix de marché sur lequel ils doivent s'aligner. Les prix pratiqués sont donc issus de décisions stratégiques. Et je pense que Lidl et Aldi essayent de se positionner dans les produits bio, pour se différencier par rapport à la Coop et la Migros."
Selon lui, les discounters n'achètent pas les aliments bio moins chers que Migros ou Coop auprès des producteurs, ils ont simplement opté pour des marges plus faibles. "Cela démontre qu'il est possible d'offrir des produits bio meilleur marché que chez Coop et Migros. Si Lidl et Aldi arrivent à se glisser dans cette niche, ils pourraient arriver à populariser la vente de ces produits."
Valérie Demierre, Régis Migy, Raphaëlle Fivaz, Linda Bourget
Le tourisme d'achat pour faire baisser les prix?
Au risque de déplaire à certains acteurs suisses du commerce de détail, Patrick Krauskopf, professeur de droit des cartels, estime que les consommateurs ont un outil de pression à disposition: "C'est au consommateur de faire son choix. Il y a une concurrence transfrontalière qui s'est mise en place. Si vous habitez Bâle ou Genève, en 20 minutes, vous avez les grands centres de distribution français à disposition. En faisant marcher le commerce transfrontalier, vous exercez une certaine pression sur les entreprises sises en Suisse. Si vous refusez de le faire, si vous vous contentez de faire 500 mètres autour de votre maison, effectivement vous vous exposez à des prix plus élevés. Je pense que le consommateur suisse peut faire marcher cette concurrence."
Une proposition provocatrice dont Florence Bettschart-Narbel, membre de la COMCO, se distancie. "C'est aussi une question éthique: est-ce qu'on veut dépenser chez nous, pour nos emplois et nos marques suisses ou aller engraisser les distributeurs français?" analyse-t-elle. "Même si c'est vrai qu'aujourd'hui avec l'inflation, certains ménages sont très serrés et donc font le choix de ce qu'ils peuvent acheter."
L'arrivée des discounters en Suisse
Le pionnier des discounters en Suisse, c'est Denner. En 1967, un premier magasin ouvre à Altstetten, près de Zurich. Karl Schweri, le fondateur visionnaire de Denner a élaboré une recette encore appliquée aujourd'hui: des produits aux prix très bas et la chasse aux coûts de fonctionnement. Lors de l'inauguration il explique notamment que les produits sont présentés dans le magasin dans les cartons de livraison. Le succès de Denner et son rayon alcool attiseront petit à petit l'intérêt de Migros, qui finit par le racheter totalement en 2009. Denner reste aujourd'hui encore le plus gros des discounters.
En 2005, Aldi, le premier discounter venu d'Allemagne, arrive en Suisse. En 2009, son compatriote Lidl le rejoint. A l'époque, même Doris Leuthard, alors conseillère fédérale, applaudit cette nouvelle concurrence: "Vous savez que le Conseil fédéral a la lutte contre l'îlot de cherté sur son agenda. Dans le domaine des distributeurs, on n'a pas beaucoup de concurrence. Aldi, pour une certaine clientèle, peut-être un choix en plus."