Juin 2023. Vous faites le plein de votre véhicule. Vous payez alors environ 1,80 franc par litre d'essence sans plomb. Le secteur de la distribution en Suisse, en particulier l'importateur et la station-service, récolte alors un peu plus de 30 centimes. Depuis plusieurs années, cette marge ne cesse de grandir, dépassant même 35 centimes en 2022.
Les marges en Suisse décollent
Entre 2012 et 2014, l'essence augmentait d'environ 20 centimes entre son arrivée en Suisse et sa sortie de la pompe. Durant la décennie précédente, ce renchérissement tournait autour de 18 centimes.
Stefan Meierhans, Surveillant fédéral des prix, atteste de cette augmentation des marges: "J'ai fait une enquête en 2022 et 2023 et j'ai abouti à des conclusions semblables, notamment en comparant les marges en Suisse et à l'étranger", explique-t-il jeudi dans le 19h30.
Comment expliquer une telle croissance? La RTS a posé la question à Avenergy, l'association qui regroupe les producteurs d'énergie en Suisse. Son directeur, Roland Bilang, ne conteste pas les calculs qui lui sont soumis. Il affirme en préambule ne pas disposer "des connaissances détaillées sur la manière dont se composent les coûts d'approvisionnement et les frais d'exploitation pour nos membres".
Il avance toutefois quelques éléments censés expliquer la hausse. Il évoque d'abord l'augmentation des compensations des émissions de CO2. Il mentionne également l'augmentation des salaires dans les stations, le Covid-19 et la hausse des prix de l'énergie.
Ces explications posent toutefois problème en termes de chronologie. Le montant de la compensation CO2 n'a que peu évolué depuis l'introduction du centime climatique, en 2005. Les autres événements évoqués sont postérieurs au décollage des marges des distributeurs, autour de 2015.
Plusieurs milliards de surcoûts
Ces quelques centimes supplémentaires par litre ont coûté 530 millions de francs pour l'année 2022, à la charge des consommateurs de sans plomb. Pour les véhicules diesel, les surcoûts approchaient 600 millions.
En huit ans, cinq milliards de surplus ont été absorbés par la distribution de ces carburants en Suisse.
Qui encaisse cette manne? Les grands distributeurs, les stations-service? Pour le savoir, la RTS a sollicité plusieurs acteurs majeurs.
Les vendeurs peu loquaces
Coop Mineraloel et Migrol comptent chacune plus de 300 points de vente en Suisse. Migros n'a pas répondu à nos questions.
Coop affirme "ne pas pouvoir comprendre nos calculs dans le détail". L'enseigne ajoute que les actions et divers rabais offerts aux clients "ne sont probablement pas pris en compte dans les statistiques des prix". Elle évoque par ailleurs les biocomposants, plus chers et de plus en plus utilisés dans le secteur. Les réductions ne sont toutefois pas une nouveauté. Quant aux biocomposants, leur part dans les mélanges reste limitée, en général moins d'un dixième du volume total. Difficile d'expliquer ainsi une hausse de marge de plus de 50%.
Avec plus de 500 points de vente, Avia est la marque que les automobilistes rencontrent le plus souvent. Son directeur, Patrick Staubli, estime "ne pas pouvoir donner plus d'informations sur l'évolution des prix. Avia est composé de dix entreprises indépendantes qui fixent individuellement les prix à la colonne". La RTS a encore contacté cinq autres distributeurs, sans obtenir de réponses plus précises.
Si une raffinerie ferme dans une région, ça fait toujours un changement. (...) Si on réduit la capacité mais que la demande reste forte, cela provoque une augmentation de prix!
Le décollage des marges en 2015 coïncide avec la fermeture de la raffinerie Tamoil. Le distributeur libyen disposait d'une chaîne d'approvisionnement complète. Son réseau lui permettait d'exercer une certaine pression sur les prix. Dès sa fermeture, certains experts craignaient une hausse des prix en raison de l'affaiblissement de la concurrence.
Le directeur du distributeur Oel-Pool, Ramon Werner, confirme cette hypothèse. "Si une raffinerie ferme dans une région, ça fait toujours un changement. En Europe aussi, des raffineries ont fermé. Si on réduit la capacité mais que la demande reste forte, cela provoque une augmentation de prix!" Il affirme toutefois que la fermeture de Tamoil n'est pas seule en causse. Comme les autres acteurs du secteur, il met en avant diverses hausses de coûts qui affectent son entreprise.
Selon lui, un autre facteur pèse: "Le volume [des ventes, ndlr.] diminue, environ 3% de baisse chaque année sur le volume de carburant. Or, on doit toujours faire des investissements". Autrement dit, chaque litre devrait être plus cher pour assurer les profits, car les stations en vendent moins.
Des prix peu transparents
Il reste difficile d'y voir clair dans les justifications de la hausse des marges. Les distributeurs demeurent secrets sur certaines données basiques. Les bénéfices réalisés en Suisse ne sont pas accessibles. Idem pour l'ensemble des tarifs pratiqués à la pompe. Stefan Meierhans demande de longue date une obligation d'annonce des prix des stations. Cette proposition est restée lettre morte. Selon le Surveillant des prix "on peut constater un défaut de concurrence. Avec les données du TCS (qui s'appuie sur les consommateurs pour recenser les prix dans les stations, ndlr.), on est sorti de l'obscurité mais on reste dans la pénombre."
Un nouveau phénomène pourrait rendre cet enjeu encore plus critique. Les vendeurs de carburants se tournent de plus en plus vers des logiciels basés sur l'intelligence artificielle pour fixer les prix. Des études ont montré que cette technologie, utilisée à large échelle, favorise une hausse conséquente pour les consommateurs. La Suisse n'est pas épargnée, puisque Migrol, par exemple, possède un de ces algorithmes.
À en croire Stefan Meierhans, ce nouveau phénomène est préoccupant. "C'est déjà un thème en Europe. On en discute parce qu'un algorithme peut augmenter les marges déjà confortables, particulièrement en Suisse. Pour le moment, ce phénomène échappe au cadre politique ou légal." L'addition pourrait donc encore s'alourdir pour les usagers de la route, d'autant que le combat est passablement inégal: "Les consommateurs sont armés d'un couteau contre une armée sophistiquée."
Tybalt Félix et Pascal Jeannerat