Septante ans après son célèbre appel, la flamme de l'abbé Pierre brûle toujours chez Emmaüs Suisse
Alors que le froid sévissait durant l'hiver 1954, des milliers de personnes survivaient péniblement dans la rue dans un Paris d'après-guerre en pleine crise du logement. C'est dans ce contexte que l'abbé Pierre a lancé, le 1er février, un appel aux autorités et à la population.
Ancien résistant et député du parti chrétien-démocrate progressiste Mouvement républicain populaire (MRP), cofondateur cinq ans plus tôt du mouvement Emmaüs avec l'ex-résistante Lucie Coutaz, devenue sa secrétaire, Henri Grouès - son vrai nom - est alors militant de longue date pour le droit au logement.
Mais il se heurte d'abord aux réticences de la RTF, la radio publique française de l'époque, peu encline à déroger aux règles administratives. Il bénéficie alors de l'appui de son ami Georges Verpraet. "Écoutez monsieur", assène ce dernier au téléphone: "Demain matin, quand vous serez bien au chaud, avec votre femme et vos gosses, et que vous ouvrirez le journal, peut-être que vous lirez qu'on a encore ramassé des hommes, des femmes ou des bébés morts de froid dans les rues de Paris. Alors vous serez obligé de vous dire: c'est ma faute!"
La RTF accepte et un premier discours est lu à l'antenne par un journaliste. Mais son auteur en veut plus, et c'est finalement sur Radio Luxembourg que l'abbé Pierre livre lui-même son texte: "Mes amis, au secours, une femme vient de mourir gelée cette nuit", clame-t-il.
Un résultat inespéré
L'impact est immédiat: l'appel provoque ce que la presse a plus tard qualifié d'insurrection de la bonté. Les dons affluent, des bénévoles proposent leurs services et des entreprises leur soutien. Invité jeudi dans La Matinale de la RTS, le président de la Fédération Emmaüs Suisse François Mollard témoigne de l'impact du message: "On sent chez l'abbé Pierre cette colère, cette indignation, cette force pour demander à l'opinion publique de se réveiller!"
L'argent rassemblé servira à construire des logements d'urgence. Emmaüs se développe aussi à l'étranger, dans une quarantaine de pays et un manifeste d'Emmaüs International est signé en 1969 en Suisse, dans la salle du Conseil national à Berne.
"Il était lui-même stupéfait: personne ne s'attendait à l'ampleur des résultats de cet appel", raconte François Mollard. "Il a permis de réveiller la population et les pouvoirs publics."
L'hébergement et l'accueil au centre du projet Emmaüs
L'antenne helvétique d'Emmaüs, elle, a été créée en 1958. Elle compte une dizaine de sections et emploie une cinquantaine de salariés, en plus des bénévoles nombreux et nombreuses. Et si ses magasins, bien connus du public, sont essentiels à son financement, c'est l'hébergement et l'accueil d'urgence qui reste au centre de ses activités.
"On a plus de 200 places d'hébergement", expose François Mollard. "Moi, j'insiste beaucoup pour qu'on donne encore plus de place à cet accueil. On est parfois trop tentés de vouloir faire plus de chiffre d'affaires sur la brocante, mais on ne doit pas se laisser prendre par cette dimension d'en vouloir toujours plus."
Il note qu'en Suisse, beaucoup de personnes sont sorties de l'ombre durant la pandémie, offrant ainsi un "éclairage brutal sur la précarité". "Les statistiques, parfois, cela ne veut rien dire. Il y a d'autres personnes qui vivent cachées", souligne-t-il, même si "aujourd'hui, les besoins sont plus marqués. On ose davantage le dire, se montrer."
Continuer de se battre
Le Fribourgeois évoque aussi la sortie récente du film "L'abbé Pierre - Une vie de combats" comme une opportunité pour parler aux nouvelles générations, à une jeunesse "en quête de sens, qui a besoin de raisons de vivre, qui s'intéresse à l'environnement et qui est aussi très sensible aux questions sociales", selon lui.
"Le filet social en Suisse est bien en place, on a un dispositif digne de ce nom", salue encore le travailleur social. "Mais on sait que pour bénéficier de l'aide sociale, on doit tellement prouver de choses, on doit presque se mettre à nu. Alors qu'à Emmaüs, on ne demande rien. D'abord, on accueille."
"C'est un volet de l'action sociale auquel l'aide sociale n'arrive pas à répondre et nous devons travailler ensemble pour trouver des solutions. Et c'est un travail acharné, qu'il faut faire avec passion et enthousiasme. Et l'abbé Pierre le disait toujours: il faut se battre!"
Propos recueillis par Pietro Bugnon Texte web: Pierrik Jordan
Une vie au service de l'action sociale
François Mollard est une figure dans le canton de Fribourg, où il a dirigé pendant 40 ans le Service de l'action sociale. Il a développé de nouvelles approches dans le domaine de l'insertion professionnelle, de la collaboration interinstitutionnelle et de la lutte contre la pauvreté, au chevet des plus précaires.
Il raconte avoir été influencé avant tout par les récits de Charles Dickens, "sur tout ce qu'il se passait à l'époque", et par une expérience "extraordinaire" de plusieurs mois auprès de sans-abri à Londres.
"L'appel de l'abbé Pierre m'a fait ressentir que la cause des sans-abri n'était pas la priorité de l'Etat. Et pour moi, c'était important d'apporter [ce soutien de l'Etat] aux associations qui s'investissent, notamment à Fribourg", explique-t-il.
Reportage dans le Jura
Dans le Jura, les compagnons d'Emmaüs organisent, en collaboration avec d’autres associations (dont ATD Quart Monde, l'AJAM et Caritas), une récolte de marchandises à Boncourt le 1er février.
L'ambiance se veut festive. Et pour marquer l'importance de l'appel de l'abbé Pierre, une micro-radio locale est mise sur pied pour l’occasion. Uniquement diffusée dans leur magasin de Boncourt, elle propose notamment des archives de 1954 ainsi que des micro-reportages actuels.