C'est une enquête sensible du Ministère public de la Confédération (MPC). Depuis 2009, Berne s’intéresse à Victor Dahdaleh, un industriel d'origine jordanienne à la double nationalité britannique et canadienne. Cet homme d’affaires proche de l'ancien Premier ministre travailliste Tony Blair (1997-2007) réside à Londres. Mais le centre de ses activités – le groupe Dadco – se situe à Lausanne. Jusqu’en 2007, il a été l’agent commercial du géant américain Alcoa dans des affaires passées avec Aluminium Bahreïn (Alba), une société majoritairement détenue par l’Etat du Bahreïn.
Cheikh visé
Le MPC a confirmé lundi à l'émission TTC de la RTS l’existence "d’une instruction contre trois personnes pour corruption d’agents publics, gestion déloyale, faux dans les titres et blanchiment d’argent. L’enquête s’intéresse en particulier à des paiements présumés corruptifs effectués par un intermédiaire sur ou depuis des comptes en Suisse en lien avec des contrats de fourniture de minerai entre Alcoa Inc. et Alba B.S.C." Outre Victor Dahdaleh, un actuel conseiller du Premier ministre du Bahreïn et membre de la famille royale, le cheick Isa Bin Ali Al-Khalifa, est inquiété. La troisième personne est un spécialiste de l’aluminium, directeur de l’une des sociétés lausannoises.
Enquête internationale et rétro-commissions
Cette affaire débute aux Etats-Unis fin 2008. Avec l'aide du cabinet d'avocats Akin Gump et de la firme Kroll, Aluminium Bahreïn porte plainte pour corruption contre le géant industriel Alcoa et son intermédiaire, Victor Dahdaleh. La justice américaine s’empare alors du cas. Résidant britannique, Victor Dahdaleh est aussi visé par le Serious Fraud Office (SFO).
Washington et Londres font appel aux autorités suisses lors de plusieurs commissions rogatoires entre 2009 et 2010. Ce travail mène à la brève arrestation de Victor Dahdaleh en 2011 et à son procès qui s’ouvre aujourd’hui à Londres. Parallèlement, Berne enquête sur l’homme en raison de la présence du groupe Dadco à Lausanne et de multiples transactions vers des comptes en Suisse.
Qu’aurait fait Victor Dahdaleh? En substance, organisé un système de rétro-commissions sur des contrats de fournitures d’alumine entre l’américain Alcoa et la bahreïnie Alba. Alcoa aurait vendu à prix surfait ce minerai à trois sociétés de Victor Dahdaleh qui les revendaient ensuite à Alba.
But de l’opération? Ce prix gonflé aurait permis à Alcoa d’empocher des contrats de 2 milliards de francs. L’homme d’affaires aurait touché d’importantes commissions. Au Bahreïn, des pots-de-vin auraient été distribués à des dirigeants d’Alba et des officiels. Président du conseil d’administration d’Alba et ex-ministre du Pétrole, le cheick Isa Bin Ali Al-Khalifa serait l’un d’eux. Un versement de 2 millions sur un compte suisse resterait inexpliqué à ce jour.
Forfait fiscal vaudois et statuts fiscaux spéciaux
Ce montage serait donc passé par des sociétés lausannoises. Des sociétés qui, selon la RTS, bénéficient d’un statut fiscal spécial – deux fois moins lourd que pour une entreprise ordinaire – en raison de leur nature de sociétés de services.
C’est un fiscaliste vaudois, Philippe Kenel, qui réalise l’arrivée de ces sociétés. Associé chez Python & Peter, il administrera quatre sociétés de Victor Dahdaleh dont trois figurent au cœur du scandale. L'avocat n'est pas concerné par l'enquête du MPC. Mais, il a été entendu par les procureurs du Ministère public à la demande des autorités anglaises. Il devra à nouveau être entendu par Berne.
Contacté par la RTS, Philippe Kenel n'a pas souhaité commenter. Il renvoie vers le défenseur de Victor Dahdaleh, Marc Henzelin (lire encadré). Philippe Kenel confirme cependant un point: le citoyen anglo-canadien est bien "son client". En 2008, l'avocat a obtenu un forfait fiscal pour ce multimillionnaire qui possède une propriété en terres vaudoises, à Paudex. Résidant londonien, l'homme paie aussi des impôts à Londres.
La Confédération soupçonne une fraude fiscale
En Suisse, l’affaire Dahdaleh ne s’arrêtera peut-être pas aux portes du MPC. Le fisc fédéral s’intéresse également aux montages fiscaux de l’industriel. A l’Administration fédérale des contributions, la Division des affaires pénales et enquêtes (DAPE) a ouvert une procédure pénale fiscale.
Selon des informations de la RTS, la DAPE suspecte une fraude fiscale sur l’impôt anticipé. En clair, une partie des paiements des contrats auraient transité par des sociétés offshore et non par les comptes des sociétés suisses. La fraude pourrait porter sur plusieurs dizaines de millions de francs.
Yves Steiner/gax
Deux milliards déjà confisqués par Berne
Autre révélation de l'émission TTC. Ces dernières années, le Ministère public de la Confédération (MPC) a bloqué près de 2 milliards de francs dans des affaires liées à des faits de corruption d’agents publics. "C’est une somme assez remarquable", confirme Michael Lauber, procureur général de la Confédération, à l’émission TTC de RTS Un. "Mais c’est aussi la conséquence de notre jurisprudence qui veut que l’on confisque sans avoir de jugement." Rien qu’en 2012, le MPC a ainsi saisi près de la moitié de ces 2 milliards. Florilège.
- Dans l’affaire Riadh Ben Aïssa, du nom d’un ex-dirigeant du groupe canadien SNC-Lavalin, Berne a gelé une centaine de millions ainsi qu’un immeuble à Genève.
- Autre dossier politiquement sensible, celui de Gulnara Karimova. Pour le MPC, des proches de cette fille du président ouzbek auraient reçu des pots-de-vin pour ouvrir des marchés de télécommunication à l’opérateur suédois TeliaSonera. Selon la RTS, 800 millions de francs ont été bloqués.
- Une autre procédure touche un ex-employé du négociant de pétrole Gunvor. Dans ce cas, près de 30 millions de francs ont été confisqués fin 2012.
- Le 13 mai prochain, le procès MUS, un géant de la houille en Tchéquie, s’ouvrira au Tribunal fédéral pénal de Bellinzone. Selon la Neue Zürcher Zeitung et le Temps, le MPC avait bloqué en 2011 des montants avoisinant les 600 millions de francs dans une affaire de privatisation douteuse. (Y.S)
"Une pratique locale", pour l’avocat Marc Henzelin
Interviewé par la RTS, l’avocat de Victor Dahdaleh ne conteste pas l’existence de ces paiements. «Il y a des paiements qui ont été effectués auprès de certaines instances du Bahreïn. A notre avis, ces autorités n’avaient pas soit d’autorité décisionnelle sur ces contrats qui ont été pris, soit n’étaient pas les bonnes personnes au gouvernement». Selon lui, deux problèmes se posent. D’abord, la nature de la société ALBA qui, selon Marc Henzelin, n’est pas sous contrôle de l’Etat. Il est donc impossible pour la justice suisse de poursuivre pour « corruption d’agents public». Ensuite, ces paiements seraient de l’ordre de la coutume. «Dans ces pays, vous n'avez pas d'impôts donc vous avez des avantages qui sont redistribués à des personnes, des clans, des partis politiques en fonction d'une clé de répartition qui participe de la politique locale. C'est très difficile de se placer dans la perspective du Bahreïn avec des lunettes suisses»
Contacté par téléphone, l’avocat parisien David Amiach défend les intérêts du Cheick Isa Bin Ali Al-Khalifa. «On comprend difficilement que le Parquet suisse instruise contre mon client alors qu’au Bahreïn, aux Etats-Unis et en Angleterre, aucune procédure pénale ne le touche».
En Suisse, Stefan Disch défend la troisième personne suspectée par le MPC. «La société du groupe de M. Dahdaleh pour laquelle mon client est employée a une réelle activité économique dans le secteur de l'aluminium, notamment avec des pays acheteurs comme la Chine ou en Afrique du Nord. Il ne s'agit pas d'une coquille vide». De plus, «les paiements qui intéressent la justice ne passent pas par les comptes des sociétés inscrites en Suisse. On ne trouve aucune transaction, ni un flux commercial dans les comptes de celles-ci et qui se rapporteraient aux paiements suspectés».
Quant à la banque HSBC, son porte-parole David Bruegger, s’est refusé à infirmer ou à confirmer les informations de la RTS. (Y.S.)