Le secteur privé de l'économie grecque est-il en train de mettre en place une économie parallèle? Le nombre croissant de transactions effectuées en coupons d’achat dans les commerces d'alimentation pourrait le laisser penser.
Journaliste économique pour le quotidien grec Ekathimerini, Illias Bellos estime que le chiffre d'affaires des supermarchés réalisé en coupons l'année dernière avoisine les 400 millions d’euros. "Ce chiffre devrait augmenter en 2017", ajoute-t-il.
Si ce moyen de paiement est de plus en plus couramment utilisé, c'est que de nombreuses entreprises rémunèrent leurs salariés en coupons. C'est le cas de la succursale de la compagnie suisse de logistique Swissport à l'aéroport d'Athènes.
Yannis*, 42 ans, employé depuis vingt ans dans le secteur, raconte. "A la fin du mois, je reçois 650 euros sur mon compte en banque et 150 euros de coupons d'alimentation valable dans une seule chaîne de supermarché."
Une confidentialité qui empêche un recensement
Le phénomène concerne surtout des multinationales actives dans la restauration, la téléphonie mobile, les assurances et le secteur bancaire. Les employés signent des clauses de confidentialité et sont tenus au secret. Cette omerta empêche un recensement précis, même si le chiffre de mille compagnies pour quelque 200'000 employés a été évoqué par la presse.
Pour le patronat, le paiement d’une partie du salaire en coupons est légal si le salaire minimum est versé en argent. De plus, la valeur en coupons ne doit pas dépasser six euros par jour de travail.
Pas d'accord, Panagiotis Kyriakoulias, secrétaire général de la Fédération privée des employés, s'insurge. "Le salaire des employés doit être payé exclusivement en monnaie circulant légalement", explique-t-il. Celui qui décrit le marché de l'emploi comme une jungle dénonce "l'abolition des conventions collectives".
Des bonus payés en coupons
Autre pratique plus ancienne et mieux acceptée, le paiement des bonus en coupons. C'est le cas par exemple de L'Oréal et Ikea. Kostas*, employé de la compagnie suédoise, reçoit régulièrement 100 euros de bons d’achat à faire valoir dans plusieurs commerces d'alimentation.
Pour le jeune homme, ces bonus sont en fait une sorte de salaire "maquillé". "On nous propose des contrats où le salaire est artificiellement tiré vers le bas, avec des compensations de bonus en coupons", explique-t-il.
En achetant ces coupons directement auprès des supermarchés en dessous de leur valeur nominale, les entreprises font des économies d'échelle. Autre avantage: sur cette partie de la rémunération, l'employeur ne paie pas de cotisation sociale.
Pour les employés aussi la pratique est attractive puisque les coupons sont nets d’impôts. Pris à la gorge par un taux d’imposition allant jusqu'à 40%, avec ces coupons, les salariés voient leur pouvoir d'achat augmenter sensiblement.
"Beaucoup de Grecs, employeurs comme employés, doivent trouver des moyens d'éviter les taxes pour survivre. C'est une conséquence de la faillite de l’Etat", estime Panagiotis Kyriakoulias. L’année dernière, on estime que le montant total des ces rémunérations en coupons se montait à 300 millions. Une manne financière qui échappe à l'imposition étatique.
Potentiel de développement
Si à l'échelle d'une économie nationale, ces transactions en coupons restent encore marginales, il ne faut pas sous-estimer leur potentiel de développement. La société Endered, leader mondial des services prépayés aux entreprises, a trouvé en Grèce un marché juteux.
Emetteur de tickets restaurants, la compagnie rassemble chaque jour de nouveaux partenaires. En plus des enseignes mondialement connues comme Mcdonald's ou Domino’s Pizza, la liste des commerces très fréquentés en Grèce s'allonge. La compagnie va même plus loin en proposant des tickets à faire valoir auprès des stations services et des agences de location de voitures.
Pour l'économiste Yannis Koutsomitis, l'augmentation du nombre de coupons en circulation est une conséquence directe du manque de liquidité dans l'économie grecque. "Les entreprises n'ont pas accès au marché financier. Elles sont complètement asséchées et ne peuvent même pas remplir leurs obligations quotidiennes."
Parmi elles, le paiement mensuel de 26% de la masse salariale au système de sécurité sociale. "Les coupons permettent non seulement de baisser cette somme mais aussi d''économiser' des liquidités."
Retraits au bancomat limités
Même problème pour les particuliers. En 2015, le gouvernement imposait un contrôle des capitaux toujours en place aujourd'hui. Très concrètement, cela signifie que les retraits au bancomat sont limités à 820 euros toutes les deux semaines.
Cette action du gouvernement visait entre autre à combattre un marché noir florissant. Dans un tel contexte, l'utilisation d’un moyen de paiement alternatif pourrait être perçu comme une riposte du secteur privé face à l'assèchement de l'économie grecque.
De son côté, l'Etat ne semble pas pressé d’intervenir. Au contraire, l'enquête a également révélé que certaines institutions publiques pratiquent la rémunération en coupons. Si elles se défendent de payer des salaires en coupons, la société d'électricité DEH, le constructeur de routes Attiki Dromo et la société d'énergie DEPA avouent payer des primes en cette nature.
Alors que le bras de fer entre les institutions de l'Union européenne et le gouvernement grec se poursuit, la prolifération d’une monnaie alternative serait à n'en pas douter un mauvais signal envoyé aux créanciers.
Thomas Epitaux-Fallot
*Prénom d’emprunt