Plus d'un tiers des personnes considèrent que leur travail n'a aucun sens, affirme David Graeber, dans son essai "Bullshit Jobs", dont la traduction en français est parue cet automne. Ces "jobs à la con", en français, sont des emplois rémunérés qui sont tellement inutiles, superflus ou néfastes, que même les salariés peinent à justifier leur existence.
"Il y a plein de secteurs en jeu, voire des industries entières", explique à la RTS l'anthropologue et économiste américain. Toutes les couches de la société seraient concernées: "Des avocats d'entreprise, des personnes qui travaillent dans le télémarketing, dans les relations publiques, dans les lobbying. Beaucoup se demandent finalement à quoi ils servent?" décrit David Graeber.
Ce professeur à la London School of Economics avait évoqué ce phénomène pour la première fois en 2013, dans une tribune du magazine Strike! intitulée "Le phénomène des jobs à la con". Il ne s'attendait pas à une telle ivresse médiatique. Son article a été repris dans des dizaines de médias et traduit dans plusieurs langues. Cinq ans plus tard, son nouvel essai, plus étayé, trouve toujours autant d'écho.
Cela les affecte, car ils ont l'impression d'être des fraudeurs, tant ils sont inutiles
"Réunionites" et "tonne de rapports"
Michaël Desforges en sait quelque chose. La production maladive de rapports durant 20 ans dans une banque l'a poussé à changer d'orientation: "On produisait tous une tonne de rapports quotidiennement, qui atterrissaient sur le bureau d'un manager, dont le seul travail était de les lire. Mais on n'avait jamais de feedback". Désormais courtier de devises, il se souvient surtout du sentiment d'inutilité qui l'envahissait. "Chaque fois que j'effectuais une tâche, je me demandais: à quoi ça sert?"
Pour Céline Taïs, qui a travaillé plus de 15 ans dans une industrie pharmaceutique, c'est l'organisation du travail de cette grosse multinationale qui ne lui convenait plus: "il y avait tout cet aspect d'alignement et de contrôle... Et des réunions qui devenaient presque réunionites". Un quotidien qui s'éloignait de plus en plus des raisons de son engagement. Ce n'est qu'en créant sa propre entreprise de conseil qu'elle a enfin pu pratiquer le coeur de son métier: la négociation, les achats et les projets.
On produisait tous une tonne de rapports quotidiennement, qui atterrissaient sur le bureau d'un manager, dont le seul travail était de les lire
Les cadres intermédiaires les plus touchés
Selon le professeur David Graeber, ce sont les cadres intermédiaires dans le secteur des services qui sont les plus affectés. Etre bien payé aujourd'hui ne suffit plus. "Le manque de sens gagne ceux qui supervisent, qui distribuent les tâches. C'est une évidence dans les banques. Certains ont même des emplois prestigieux et cela les affecte d'autant plus, car ils ont l'impression d'être des fraudeurs, tant ils sont inutiles".
Ces postes futiles se seraient multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies. L'arrivée de nouveaux métiers aux titres compliqués seraient évocateurs du phénomène.
Avec eux, leur lot de rapports, de tâches bureaucratiques et de réunions, durant lesquelles aucune décision n'est prise. Selon une récente étude française réalisée par OpinionWay, les salariés passent en moyenne plus de 4 heures et demie par semaine en réunion, alors que seules 52% d'entre elles sont considérées comme productives.
Il y avait tout un aspect d'alignement et de contrôle. Et des réunions qui devenaient presque réunionites
Dans cette masse de "bullshit jobs", David Graeber définit cinq catégories, allant du larbin - dont le seul but est de permettre à leur supérieur de se sentir important -, aux petits chefs, en passant par le cocheur de cases (lire en encadré).
Le brown-out, un mal récent et profond
Catherine Vasey, psychologue et fondatrice de la société NoBurnout à Lausanne, confirme que la perte de sens au travail est une réalité de plus en plus fréquente depuis une quinzaine d'années. Un mal profond, nommé brown-out. Ce terme, repris du domaine de l'électricité, désigne une baisse de tension visant à éviter une panne générale.
Selon elle, David Graeber fait fausse route en ciblant les bullshit jobs comme responsables: "C'est simpliste et superficiel. Le "bullshit job" peut être le bon job pour certaines personnes, pleinement satisfaites de la sécurité de l'emploi. La tranquillité d'esprit au travail pour se consacrer à autre chose en dehors peut aussi avoir du sens."
"Il est rare qu'une personne ait un travail objectivement inutile à 100%", renchérit Sarah Bertschi, spécialiste en prévention des risques psychosociaux à Neuchâtel. Plutôt que des "job à la con", ses patients décrivent une multiplication de tâches inutiles, qui les empêchent justement de faire leur job.
Sentiment d'inutilité, même dans les jobs qui ont du sens
"Je travaille beaucoup avec le secteur public, notamment des policiers, des surveillants pénitentiaires et des personnes du monde médical. Ces emplois devraient être plein de sens, mais le fonctionnement des institutions leur a fait perdre leur sens", explique Sarah Bertschi.
Les infirmiers à domicile ou les travailleurs sociaux, par exemple, consacrent de plus en plus de temps à remplir des documents visant à justifier leur travail, plutôt que de se concentrer sur les personnes à aider.
L'une des explications de ce récent mal-être au travail tient souvent à des pressions externes à leur métier: l'impératif de faire tourner un hôpital financièrement, là où avant, l'on mettait l'accent sur l'humain. Même chose dans l'architecture, où l'impératif de rapidité prime souvent sur la qualité.
J'essayais d'améliorer mon travail, mais j'étais bloqué avec ces cahiers des charges. Le mieux est l'ennemi du bien, me disait-on toujours
Loin des Bullshit jobs décrits par David Graeber, ces corps de métiers dits "de base" peuvent eux aussi être envahis par ce sentiment d'inutilité.
Un autre âge, une autre époque
La perte de sens au travail est aussi liée à l'âge, constatent les deux spécialistes. Si les jeunes de 20 ans pensent généralement davantage à grimper les échelons, gagner de l'argent et avoir une reconnaissance sociale, avec l'âge, les personnes entrent petit à petit dans une quête de sens. Selon la Neuchâteloise, "la souffrance relève d'une dissonance entre leur propres valeurs, qui ont évolué, et celles vécues en entreprise". Or, les valeurs vécues s'avèrent parfois bien différentes de celles qui sont affichées par l'entreprise et pour lesquelles le collaborateur s'est engagé.
Mais cette désincarnation du travail touche parfois aussi les plus jeunes, comme Tourane Morel. Après avoir suivi l'école hôtelière et avoir effectué des stages dans des hôtels prestigieux de Genève et d'Abu Dhabi, il a préféré tourner les talons: "Cela ne m'apportait rien, je m'ennuyais. Et lorsque j'essayais d'améliorer mon travail, j'étais bloqué avec ces cahiers des charges. Le mieux est l'ennemi du bien, me disait-on toujours."
Outre l'évolution en fonction de l'âge, la perte de sens au travail est aussi liée à notre époque. "Dans les années après-guerre, les gens étaient contents d'avoir un travail. Ils ne se posaient pas la question de l'utilité de leur job pour le monde", explique Catherine Vasey. Cette société d'opulence dans laquelle nous vivons et la multiplication des loisirs nous pousserait à chercher autre chose.
Cette quête de sens dans la vie professionnelle est poussée à son paroxysme avec l'aspiration du bonheur au travail, illustrée par l'apparition des "chief happiness officers". Le but de ce nouveau métier, né dans la Silicon Valley, est de rendre les collaborateurs heureux. Une "utopie qui va trop loin", estime Catherine Vasey, qui rappelle que le travail ne représente qu'une petite partie de la vie. "Si je vous dis que vous mourrez demain, je parie que vous n'allez pas passer votre dernière journée au travail".
Feriel Mestiri
Sujet TV: Philippe Lugassy
Les cinq types de "bullshit jobs" définis par David Graeber
Les larbins: leur seul but, selon David Graeber, est de permettre à leur supérieur de se sentir important.
Le porte-flingue: à prendre au second degré. C'est par exemple un lobbyste pour une industrie du tabac, un avocat d’affaires défendant une entreprise moralement douteuse face à une pauvre victime, ou le chargé de com' travaillant pour une entreprise qu'il ne respecte pas. Plus qu'inutile, cette catégorie serait néfaste, selon l'économiste.
Les rafistoleurs: ce sont les travailleurs qui n'existent que pour régler les pépins ou les anomalies "qui ne devraient pas exister" si le travail de base était bien fait. "Ce sont des subalternes dont le boulot est de réparer les dégâts causés par des supérieurs hiérarchiques négligents ou incompétents", écrit l'économiste.
Les cocheurs de case: ils permettent à une organisation de prétendre faire quelque chose qu'en réalité elle ne fait pas. Par exemple, une dame dans une maison de retraite qui fait remplir aux résidents des questionnaires leur demandant leurs préférences en matière de loisirs. Ces données sont compilées dans un dossier. Le temps écoulé à remplir ces cases aurait pu être utilisé pour divertir réellement les résidents.
Les petits chefs: David Graeber en décrit deux types. Il y a ceux dont la seule fonction consiste à déléguer des tâches à d’autres et ceux dont l'essentiel du travail consiste à créer des tâches inutiles, alors que leurs subalternes savent parfaitement ce qu'ils doivent faire. Ces derniers seraient bien plus productifs si leur petit chef ne les noyait pas sous des tâches inutiles.
Dans sa pratique, Katia Sauthier, psychologue du travail, a accompagné un certain nombre d'employés endossant des rôles de "rafistoleurs", souvent symptômes d'un dysfonctionnement organisationnel.
Mais il y a aussi la confrontation aux "petits-chefs". Ces derniers peuvent présenter un facteur de risque d'épuisement, mais aussi être un facteur de protection. "On sait que plus un employé a une marge de manoeuvre et une autonomie dans ses actions et décisions, plus cela sera bénéfique en terme d'impact sur sa santé. Les petits chefs peuvent en ce sens s'avérer très néfastes", précise la psychologue.