L'industrie du rasoir a un problème: la mode hipster masculine a un accessoire devenu incontournable, la barbe, appréciée tant des jeunes "millienials" que des hommes plus mûrs.
Le marché a en effet passé une mauvaise année 2018, avec des ventes en baisse de 5% en moyenne par rapport à l'année précédente, selon ses propres chiffres. Pour tenter de reconquérir ces visages qui l'ont abandonnée, elle a décidé de ne pas attendre que la mode passe.
La marque Gilette, propriété de la multinationale Procter&Gamble et leader mondial du secteur, a ainsi sorti une publicité qui surfe sur la vague de dénonciations des violences sexistes initiées par le mouvement #MeToo. Or, en dénonçant une forme de masculinité "toxique", le spot a déclenché une véritable polémique.
Scènes de harcèlement et de bagarre
Dans le clip, on voit des scènes de "bullying", où des enfants sont harcelés par des camarades, physiquement ou via les réseaux sociaux. Plus loin, l'image d'un homme mettant cavalièrement la main aux fesses d'une femme, ou une attitude paternaliste envers une collègue femme, ou encore des garçons qui se bagarrent, à côté de leurs pères - mi-résignés, mi-fiers - bras croisés à côté du barbecue: "Les garçons sont comme ça!"
Sur les images, une voix off interroge: "Est-ce vraiment le meilleur qu'un homme puisse devenir?", (en allusion en slogan en anglais de Gillette, équivalent de "la perfection au masculin", en français, ndlr.)
Car quelque chose a changé, affirme le spot publicitaire. Images d'archives à l'appui, on comprend qu'il est question du mouvement #MeToo. "Il n'y aura pas de retour en arrière. Parce que nous, nous croyons en ce qu'il y a de meilleur dans l'homme", affirme la publicité.
Premier spot publicitaire #MeToo?
Le meilleur de l'homme, pour la marque de rasoir, est illustré dans la deuxième partie du clip. Des hommes qui interviennent quand un de leur ami harcèle une femme dans la rue. Qui tiennent leurs enfants par la main. Qui séparent deux garçons en train de se battre. "La perfection au masculin" laisse ainsi tomber les symboles de virilité traditionnels - les muscles, les femmes et l’argent - au profit des attributs du bon père de famille, de l'homme responsable à la masculinité positive.
"A ma connaissance, c'est le premier spot publicitaire façon #MeToo", affirme Hervé Devanthéry, directeur de l'agence publicitaire Synthèse. "On avait déjà commencé avant à voir des formes d'auto-dérision, qui visent le mâle hyper viril et costaud, et où l'on commence à se moquer des rasoirs à 22 lames par exemple. Mais c'est la première fois que je le vois avec un message aussi clair et aussi tranché."
"Gillette ne se met pas en danger"
Les réactions ne se sont pas faites attendre. Parmi les plus de 10 millions de vues sur Youtube, on dénombre plus du double d'avis négatifs que positifs. Certains critiquent une vidéo qui dépeint tous les hommes comme des harceleurs ou des brutes violentes, d'autres fustigent sa "bien-pensance" et se retranchent derrière le droit à être de "vrais hommes", ou de "vrais garçons". D'autres encore appellent au boycott de la marque.
Le risque pris par Gillette reste toutefois très maîtrisé, à en croire Hervé Devanthéry. "Je pense que le gain d'image pour Gillette sera nettement supérieur au boycott par quelques balourds. Gillette a une position et une distribution sur le marché tellement fortes, et une clientèle tellement captive, que le risque encouru est très mince pour eux."
Selon lui, le public est en outre davantage intéressé par une marque qui joue avec les stéréotypes et qui les casse, qui prône l'auto-dérision, plutôt que par une usure jusqu'à la corde des stéréotypes.
"Le vrai virage est encore loin"
"Ce spot qui touche au coeur est très encourageant, en tout cas pour les femmes", estime de son côté Stéphanie Apothéloz, codirectrice de l'agence Plates-Bandes communication, et féministe engagée. "Et comme ce sont souvent les femmes qui font les achats au supermarché, je pense que cela peut influencer beaucoup de choses, dans l'imaginaire général comme dans les réflexes d'achat. La publicité, ça marche, et ça provoque des changements de comportement."
Il est beaucoup trop tôt, néanmoins, pour parler d'un tournant, estime la spécialiste. "L'objectif pour Gillette est avant tout de faire du chiffre d'affaires. Ils n'ont pas pour mission d'améliorer la société ou de combattre le sexisme", note-t-elle. "Tant que c'était toléré, les publicités montraient les personnes de couleur de manière stéréotypée, les femmes dans des positions suggestives, avec un agenda vide et qui s'occupent de leurs enfants. Le vrai virage, je l'attends encore."
Et certains ne se montrent pas dupes: parmi les nombreuses critiques essuyées par le spot, certains soulignent en effet la propension des marques à récupérer les tensions sociales en créant la polémique pour mieux vendre, une pratique appelée "cultural branding".
Sylvie Lambelet/kkub