La discrète diplomatie suisse livre très peu d'informations sur ses mandats de bons offices. Le cinéaste Daniel Wyss a voulu lever le voile sur ces pratiques, en se plongeant dans l'une des principales crises internationales des années 1980: la prise d'otages à l'ambassade américaine à Téhéran.
Les affaires liées à cette négociation sont encore sous scellés et le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a interdit au réalisateur d'aller au-delà de l'année 1981. Néanmoins, grâce au témoignage des trois diplomates retraités qui étaient au coeur des négociations, le documentaire "Ambassade" (voir ci-dessus) parvient à retransmettre tout un pan du délicat travail de la Suisse dans cette crise.
Des bons offices spontanés
La prise d'otages débute le 4 novembre 1979. Elle est réalisée par des centaines d'étudiants iraniens, qui accusent les Etats-Unis d'impérialisme et d'espionnage. Après avoir escaladé les grilles de l'ambassade américaine, ils capturent 52 diplomates et civils. L'opération devait durer quelques heures, mais l'Ayatollah Khomeini, qui a pris les rênes du pays en février, entend utiliser cette action pour réclamer le Shah, qui a fui le pays avec la révolution et qui se trouve alors aux Etats-Unis pour se faire soigner de son cancer. Tandis que la situation se complexifie d'heure en heure, la diplomatie suisse propose son aide aux Etats-Unis.
"Nous estimions que l'acte par lequel les prétendus étudiants avaient agi était contraire aux droits et que le gouvernement iranien devait rétablir le statu quo", confie Erik Lang, ambassadeur à Téhéran au moment de la crise. Ainsi, après avoir décidé de prendre en charge les employés et les biens des otages laissés à l'abandon, le diplomate devient officieusement le "facteur" de Washington. Il est la personne de contact avec le chargé d'affaires américain captif, Bruce Laingen. Avant ses conférences de presse, le président américain Jimmy Carter consulte désormais l'ambassadeur suisse basé en Iran et son homologue basé à Washington, Frank Muheim.
Sous une longue écharpe que je portais même lorsqu'il faisait chaud, je cachais deux petites flasques de whisky que je leur apportais pour égayer un peu leurs soirées
Lorsque débute la campagne pour l'élection présidentielle, les négociations avec l'Iran se compliquent encore. Chaque candidat a une vision différente sur la résolution de la crise. Sans compter que le Guide de la révolution semble vouloir la faire durer. "Nous pensions discuter avec des personnes qui avaient en main un instrument législatif de type occidental. Mais ils devaient en référer à Khomeini en personne" à chaque fois, constate Flavio Meroni. Aux Etats-Unis, les images quotidiennes d'Iraniens fanatiques qui crient "Mort à l'Amérique" commencent à obnubiler les citoyens.
De faux espoirs
En avril 1980, le Shah est de retour en Egypte. Son extradition n'est donc plus de ressort des Etats-Unis. En Iran, Abolhassan Bani Sadr a remporté la présidence. C'est un modéré. Un accord est alors trouvé entre les deux pays. Un avion Swissair est dépêché à Téhéran. Mais finalement rien ne se passe. Le Conseil de la révolution avait accepté la proposition, mais Khomeini l'avait refusée, invoquant les élections parlementaires à venir. "Nous avons prié et pleuré", confie Erik Lang. De son côté, le président américain rompt les relations diplomatiques avec l'Iran (qui n'ont depuis toujours pas été rétablies).
Frustré et bien décidé d'en finir, Jimmy Carter lance deux semaines plus tard l'opération secrète Eagle Claw. Parallèlement, pour assurer ses arrières, il prie la diplomatie suisse d'officialiser rapidement son statut, ce qui est chose faite à Washington. Franz Muheim, alors ambassadeur à Washington, se souvient: "La nuit suivante, je reçois un téléphone à 3 heures du matin de l'ambassadeur qui me dit "vous savez ce qui est arrivé ? Ils ont essayé de libérer les otages par la force et ça a raté". En effet, l'opération, qui réunissait près de 120 hommes, a tourné au fiasco dans le désert de Tabas en raison d'une tempête. La diplomatie suisse récupère les corps des victimes. De son côté, le président américain tente de faire croire à une opération humanitaire.
Le basculement
Durant le 2e semestre 1980, la roue tourne pour Khomeini. Le Shah est mort. L'Irak de Saddam Hussein lance une offensive sur son pays, qui a pour uniques alliés la Syrie et le Yémen du Sud. Moins de deux mois plus tard, Ronald Reagan remporte la présidentielle américaine. "À ce moment-là, Khomeini décida que la négociation devait devenir sérieuse", estime le diplomate suisse Flavio Meroni. L'Iran sollicite l'Algérie pour représenter ses intérêts.
La crise se termine précipitamment. Les accords d'Alger sont signés le 19 janvier. Les Etats-Unis promettent de restituer les avoirs gelés et de ne pas intervenir dans les affaires intérieures. L'Iran promet de verser 300'000 dollars par otage et par jour. Les diplomates suisses sont invités à s'occuper le lendemain du transfert à l'aéroport, en vérifiant l'identité des 52 personnes relâchées. "Il n'y avait rien de vraiment planifié", se souvient Flavio Meroni.
La libération est intervenue au même moment où, aux Etats-Unis, le nouveau président Ronald Reagan prêtait serment. L'Ayatollah Khomeini craignait-il Ronald Reagan? Pour Abolhassan Bani Sadr, qui a été destitué de la présidence six mois après l'accord, une chose est claire: "l’Iran est devenu otage des Etats-Unis à partir de cette prise d’otages".
Et aujourd'hui?
Les Etats-Unis auraient déposé récemment une demande d'ouverture des archives fédérales, selon le réalisateur qui s'appuie sur une source fiable. Le DFAE nous ont indiqué que les Archives fédérales n'avaient pas connaissance d'une telle démarche.
De Khomeini à l'Iran de 2019 (Géopolitis)
L'interview du Shah (Temps Présent, 1978)
Article: Caroline Briner
Interview du réalisateur: Frédéric Pfyffer
Quatre mandats qui touchent l'Iran
Portée par sa neutralité, la Suisse représente des Etats tiers depuis le XIXe siècle. Les bons offices peuvent se faire sous forme de médiation ou de mandats de "puissance protectrice".
Actuellement, six mandats de "puissance protectrices" sont en cours. Quatre concernent l'Iran. La Suisse représente les intérêts iraniens en Egypte depuis 1979 et les intérêts américains en Iran depuis la crise des otages, en 1980. Depuis 2017, la Suisse s'occupe aussi des intérêts iraniens en Arabie saoudite, et inversement.
A Téhéran, l'ambassade suisse traite notamment des demandes de passeport et de la protection consulaire de ressortissants américains. Les intérêts américains sont les seuls à être traités par du personnel suisse.
La révolution iranienne en quelques dates
° 1921: coup d'Etat de Raza Kham, qui fonde la dynastie Pahlavi.
° 1941: le Shah abdique et cède les pouvoirs à son fils, Mohammed Reza Pahlavi.
° 1953: le Premier ministre qui voulait nationaliser le pétrole est destitué par le Shah, avec l'aide des Etats-Unis. Le Shah met en place un régime autoritaire.
° 1963: le Shah lance la Révolution blanche, à la faveur des paysans et des femmes. D'aucuns la considèrent comme de la propagande. L'Ayattolah Khomeini accuse le gouvernement d'agir contre l'islam.
° 1977: des intellectuels iraniens réclament la fin de la dictature du Shah et du mépris du peuple.
° 1978: les manifestations, toujours plus fréquentes, sont durement réprimées. A la mi-décembre, plus d'un million de personnes défilent à Téhéran.
° 1979: le 16 janvier, le Shah, atteint d'un cancer, fuit avec son épouse en Egypte. Le 1er février, l’Ayatollah Khomeini, exilé en Irak, arrive en Iran. Les révolutionnaires attaquent les postes de police et les bases militaires. Le 11 février, Khomeini déclare la victoire de la révolution islamique.