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La "blanchité", notion au cœur de la construction raciale des Etats-Unis

L'historienne américaine Nell Irvin Painter. [CC BY 3.0 - Wikipedia]
L’identité raciale en perspective: interview de Nell Irvin Painter / Tout un monde / 8 min. / le 13 février 2019
"Etre blanc": ce concept trouve aujourd'hui de nouveaux échos dans la politique américaine de Donald Trump. Un nouvel essai retrace ses racines historiques et son imbrication dans la politique raciale des Etats-Unis.

Les scientifiques sont catégoriques: pour eux, la notion de race n'a pas de fondement. Si la question scientifique est tranchée, le débat politique et culturel en revanche est loin de l'être: la question de la race reste d'actualité, évoquée ouvertement ou de manière implicite. Pas plus tard qu'en 2016, lors de la campagne présidentielle américaine, le candidat Donald Trump s'est fait le porte-parole des "angry white men" – des "hommes blancs en colère", aux opinions conservatrices voire réactionnaires en politique américaine.

L'homme blanc, dit "Caucasien" en anglais, fait l'objet d'un essai qui vient de paraître en français, "Histoire des Blancs" (Max Milo). Son auteure, l'historienne américaine Nell Irvin Painter, y décrypte la construction de la race, de l'Antiquité à nos jours. Avec comme question de départ: pourquoi les individus à peau blanche sont-ils appelés "Caucasiens" dans une grande partie du monde anglophone?

Les cinq "races" du XVIIIe siècle

Le fait est dû à l'anthropologue allemand Johan Friedrich Blumenbach qui, à la fin du XVIIIe siècle, classe l'espèce humaine en cinq races. "Il a placé les 'variétés', comme il les appelait, horizontalement. Au milieu, il a mis son plus bel exemplaire, un crâne magnifique qui venait de Géorgie dans le Caucase. La beauté "caucasienne", blanche, était donc au centre", explique l'historienne dans l'émission Tout un monde de la RTS. "Et aux deux extrêmes, il a mis les plus 'laids': les "Mongols" (la "race" jaune) d'un côté, les Ethiopiens (la "race" noire) de l'autre. Entre deux, il y avait encore les Amérindiens (la "race" rouge) et les Malais (la "race" marron)."

Les crânes sont mesurés, les couleurs de peau comparées... La classification est variable, selon les époques, les sociétés et les conceptions politiques, souligne Nell Irvin Painter. "Il y a toujours eu de nombreuses taxonomies concurrentes. Blumenbach avait un collègue qui procédait à une classification différente, avec deux races: les beaux et les laids! Et comme les Lumières étaient un phénomène européen, c'étaient eux, les Blancs, qui se trouvaient au sommet."

D'autres, comme le philosophe américain Ralph Waldo Emerson, ont cherché à incarner l'idée de beauté dans une figure virile, forte, celle du Viking. Le Nordique représentera au XIXe siècle l'idéal de la race blanche, devant l'Alpin, et au bas de l'échelle, le Méditerranéen.

La règle des 3/5e

Aux Etats-Unis, toutefois, la question raciale est surtout marquée par l'esclavage des Noirs et la ségrégation, note Nell Irvin Painter. Avec une spécificité historique particulière des Etats-Unis par rapport à la France, par exemple.

"La Révolution française a apporté les concepts de liberté, égalité et fraternité. La société américaine, elle, a introduit au même moment la règle des 3/5: les personnes qui n'étaient pas libres – et donc ne pouvaient pas être des citoyens – ne comptaient que pour 3/5e dans la représentation électorale. L'accès au vote et à la citoyenneté pour les Noirs aux Etats-Unis, et particulièrement dans le Sud, a été très difficile.

Lors des élections aux Etats-Unis, des citoyens – le plus souvent afro-américains ou hispaniques – sont encore aujourd'hui freinés dans l'accès aux urnes et dans l'inscription sur les registres électoraux. Au point que le Congrès vient de proposer une loi pour renforcer l'accès au vote.

Race et classe sociale

Race et racisme sont également liés à la question de la pauvreté. La prospérité d'après-guerre (1945) aux Etats-Unis jusqu'au tournant du XXIe siècle a lié le stigmate de la pauvreté surtout à la population afro-américaine - occultant le fait que pendant longtemps, la pauvreté était aussi celle des Blancs, des immigrants européens, irlandais, italiens polonais. Si l'émergence ces dernières décennies de figures noires-américaines célèbres et riches a atténué ce phénomène, il est toutefois loin d'avoir disparu.

"Pour parler de classe sociale, les Américains parlent de race. Dire 'Cédric est noir', c'est présumer qu'il est pauvre. Mais s'il n'est pas pauvre, on va dire 'c'est un Noir de la classe moyenne'. Si Cédric est blanc ET pauvre, il faut ajouter le mot 'pauvre' pour le préciser. C'est ainsi que fonctionne la présomption", illustre l'historienne.

Lors de la dernière élection, en ressortant la carte de l'identité blanche, Donald Trump a replongé les Etats-Unis des décennies en arrière. "Avant son élection, pour une vaste majorité d'Américains, la question de la race était le problème des autres. Les Noirs avaient une race, les Blancs étaient des individus. Mais avec les discours incendiaires de Donald Trump, les Blancs ont commencé à se rendre compte qu'ils étaient imbriqués dans ce phénomène. Cela a mis des milliers d'Américains dans une position très inconfortable", décrit Nell Irvin Painter.

Race et racisme dans l'ADN des Etats-Unis

Si, depuis la fin du XXe siècle, la cartographie du génome humain démontre que chaque individu a le même matériel génétique à 99,99%, rendant caduque toute théorie de race, le concept reste toutefois fondamental pour la compréhension de la société nord-américaine, estime la chercheuse.

"Les gens se sont rendus compte que cette information est cruciale pour comprendre les phénomènes sociaux. L'identité raciale fait partie de l'épistémologie – ou étude des connaissances – de l'américanité. On doit connaître la race d'une personne ou d'un groupe pour avoir une image complète de sa réalité économique, sociale ou culturelle. Race et racisme font partie de l'ADN des Etats-Unis", conclut-elle.

Patrick Chaboudez/kkub

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