Roumanie, la tentation eurosceptique?

Grand Format Reportage

AFP - Walter Bibikow

Introduction

Alors que la Roumanie assure la présidence de l'Union européenne depuis le début de l'année, son gouvernement prend de plus en plus ses distances avec Bruxelles. Les Roumains, eux, craignent pour leurs institutions et se ruent vers un secteur en pleine expansion: l’informatique.

Chapitre 1
Bucarest prend ses distances avec Bruxelles

Reuters - Bogdan Cristel

En début d'année, la Roumanie a pris la présidence tournante de l'Union européenne. Le pays de l'Est est l'un des plus pauvres de l'UE et l'un des principaux bénéficiaires des fonds européens, avec à sa tête l'un des rares gouvernements sociaux-démocrates du continent, a priori favorable à l'UE. Or, ces derniers mois, le pouvoir roumain a pris ses distances avec Bruxelles, jusqu'à devenir l'un de ses plus fervents critiques.

La population roumaine reste néanmoins très attachée à l'Europe. Le dernier sondage Eurobaromètre, publié en décembre dernier, révèle que la moitié des Roumains garde confiance dans les institutions européennes.

"La Roumanie, en général, a beaucoup profité des fonds européens. Dans les dix dernières années, 60% des investissements produits se sont réalisés grâce à ces fonds. Chaque euro investi en Roumanie a généré en général quasiment trois euros dans l'économie", explique Victor Negrescu, un élu du Parti social-démocrate (PSD).

Victor Negrescu est convaincu que l'appartenance à l'UE est bénéfique pour la Roumanie. [RTS - Cédric Guigon]
Victor Negrescu est convaincu que l'appartenance à l'UE est bénéfique pour la Roumanie. [RTS - Cédric Guigon]

Victor Negrescu était jusqu'en novembre dernier le ministre en charge des Affaires européennes. C'est l'attitude eurosceptique de certains membres de son parti qui a provoqué sa démission brutale, juste avant que la Roumanie ne prenne la présidence de l'Union européenne.

"Je suis le premier à dire au gouvernement que l'appartenance à l'Union a amené des bénéfices à la Roumanie entière. Nous ne sommes pas en train de combattre l'UE ou d'être en guerre contre elle", assure-t-il.

>> Ecouter l'interview de Victor Negrescu dans le reportage de Tout Un Monde :

Manifestation à Bucarest, lorsque la Roumanie a pris la présidence tournante de l'Union européenne. [Reuters - Inquam Photos]Reuters - Inquam Photos
Tout un monde - Publié le 18 février 2019

Chapitre 2
Une démocratie illibérale?

AFP / Liviu Dragnea (à gauche) et Viktor Orban

Le gouvernement roumain a ses raisons pour se distancier de l'UE. Il agit notamment par opportunisme électoral, pour gagner des voix dans les régions du pays où les Roumains se sentent marginalisés par l'Europe. L'objectif est aussi de capitaliser sur ce que Bucarest considère comme une atteinte à sa souveraineté.

Le politologue Cristian Pirvulescu n'hésite pas à parler de populisme et à comparer la position du leader du PSD, Liviu Dragnea, à l'euroscepticisme du Premier ministre hongrois, Viktor Orban et de son parti, le Fidesz.

Cristian Pirvulescu compare le gouvernement roumain et son euroscepticisme à la situation en Hongrie. [RTS - Cédric Guigon]
Cristian Pirvulescu compare le gouvernement roumain et son euroscepticisme à la situation en Hongrie. [RTS - Cédric Guigon]

"C'est le même modèle. Les relations personnelles entre Dragnea et Orban sont très bonnes. J'ai un très bon exemple: Fidesz, formellement, est un parti qui appartient au Parti populaire européen (PPE) dans le Parlement. Mais ils ont voté avec le gouvernement roumain et contre l'avis du Parti populaire européen en ce qui concerne la résolution concernant l'Etat de droit en Roumanie."

Victor Negrescu: "La social-démocratie est europhile"

Bruxelles critique la Roumanie pour ses réformes de la justice. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, craint même qu'elles n'affaiblissent la lutte anti-corruption. Pour le gouvernement roumain, s'affranchir de l'Europe, c'est aussi tenter d'éviter la prison à certains leaders du PSD, soupçonnés de corruption par l'UE.

>> La nomination par Bruxelles d'un futur procureur général européen fait des vagues en Roumanie :

Vue sur le Parlement européen en sessions plénière jeudi. [EPA/Keystone - Olivier Hoslet]EPA/Keystone - Olivier Hoslet
La Matinale - Publié le 18 février 2019

A l'image du PPE, avec Viktor Orban, à quelques mois des élections européennes, l'attitude du PSD roumain, qui compte 13 eurodéputés, embarrasse jusqu'au sein de l'alliance européenne des sociaux-démocrates.

Victor Negrescu n'est plus ministre, mais il compte malgré tout représenter l'aile gauche du PSD aux européennes. "C'est aujourd'hui au tour des dirigeants du PSD de décider s'ils ont besoin d'une voix comme celle-là sur leur liste. Je pense que la social-démocratie est europhile", déclare-t-il.

Liviu Dragnea est l'homme fort du Parti social-démocrate roumain. [Reuters - Octav Ganea]
Liviu Dragnea est l'homme fort du Parti social-démocrate roumain. [Reuters - Octav Ganea]

Chapitre 3
Mobilisés contre la corruption

RTS - Cédric Guigon

Le 30 octobre 2015, au centre de Bucarest, un incendie ravage la discothèque Colectiv: 63 morts, dont plus de 30 à l'intérieur du bâtiment.

"On a essayé de sortir aussi vite que possible en passant par un couloir. Il était si étroit et c'était la seule sortie", raconte Mihail Grecea, un rescapé. "On est tellement frustrés par ce qui s'est passé ici. C'est la conséquence d'actes de corruption parce que les clubs ont tous obtenu leurs licences illégalement."

Mihail Grecea a miraculeusement survécu à l'incendie de la discothèque Colectiv. [RTS - Cédric Guigon]
Mihail Grecea a miraculeusement survécu à l'incendie de la discothèque Colectiv. [RTS - Cédric Guigon]

Les habitants de la capitale se sont alors mobilisés jusqu'à obtenir la tête du gouvernement en fonction. L'incendie du Colectiv aura révélé aux yeux de tous les conséquences d'une corruption omniprésente en Roumanie.

>> Ecouter le témoignage de Mihail Grecea sur l'incendie de la discothèque Colectiv :

La discothèque Colectiv à Bucarest. [RTS - Cédric Guigon]RTS - Cédric Guigon
La Matinale - Publié le 15 février 2019

Le gouvernement roumain est vivement critiqué pour un projet de réforme du système judiciaire. Pour la société civile, europhile, il s'agit d'une tentative d'affaiblir la lutte contre la corruption.

Mobilisations anti-corruption

Depuis l'adhésion roumaine à l'Union européenne en 2007, la justice a condamné des milliers de responsables politiques. Les réformes actuelles menacent cependant son indépendance. Et à Sibiu, dans le centre du pays, le fief du président roumain Klaus Iohannis, on se mobilise.

Depuis plus de 400 jours, le mouvement "Va vedem din Sibiu", "Nous vous voyons de Sibiu", en français, et ses membres fixent tous les midis, pendant un quart d'heure, les fenêtres du siège du PSD.

Ils attendent de l'UE qu'elle accroisse encore plus la pression sur le gouvernement. "C'est efficace. La pression de l'Europe et celle et de la société civile ont des effets réels et concrets sur cette croisade anti-justice que le PSD met en oeuvre", explique Radu Vancu, professeur et écrivain protestataire.

>> Des mobilisations ont lieu devant le siège du PSD à Sibiu :

Des mobilisations ont lieu devant le siège du PSD à Sibiu.
L'actu en vidéo - Publié le 18 février 2019

"Un parti-cartel"

Pour Cristian Pirvulescu, doyen de la faculté de sciences politiques à Bucarest, la social-démocratie roumaine est un mirage.

Le PSD cartellise, il fédéralise des élus qui n'ont aucune idéologie

Cristian Pirvulescu, politologue

"Le Parti social-démocrate n'était pas du tout un parti de gauche à ses débuts. Il n'y a aucune tradition de gauche en Roumanie. Le PSD est un parti-cartel. Il cartellise, il fédéralise des élus locaux qui n'ont aucune idéologie, mais qui sont très intéressés d'utiliser l'argent centralisé par le gouvernement", explique le politologue.

Chapitre 4
La Silicon Valley de l'Europe

RTS - Cédric Guigon

La Roumanie cherche à se détacher de l'image d'un pays archaïque. Avec une croissance annuelle du PIB qui culmine à 4,1%, certains secteurs économiques se développent rapidement. C'est notamment le cas des technologies de l'information.

Nod Makerspace est un incubateur de startups et un lieu qui incarne l'esprit créatif roumain. Dans cette ancienne usine de coton, les murs sont vitrés, le mobilier moderne, à cheval entre une ambiance très Google et un petit côté hipster berlinois.

Dans les ateliers, on travaille le bois, le textile et des jeunes font tourner sur leurs écrans des maquettes de bâtiments en 3D.

L'incubateur de startups Nod Makerspace. [RTS - Cédric Guigon]
L'incubateur de startups Nod Makerspace. [RTS - Cédric Guigon]

Il y a trois ans, cet espace de coworking hébergeait cinq startups: aujourd'hui, il y en a cinquante. En 2018, 80'000 startups ont été créées en Roumanie. Le gouvernement estime qu'elles permettront à terme la création de 122'000 emplois.

L'informatique en pleine croissance

S'il y a un secteur qui dope l'économie roumaine, c'est l'informatique. L'an prochain, le pays comptera plus de 140'000 professionnels dans cette branche. C'est plus que partout ailleurs en Europe centrale et en Europe de l'Est.

La Roumanie s'est adaptée à la demande, avec un réseau internet particulièrement performant, le cinquième plus rapide au monde, selon un article du site cable.co.uk.

La structure du marché du travail en Roumanie attire les étrangers. C'est à la fois la qualité des études et la main d'oeuvre bon marché qui expliquent cet engouement. Le salaire minimum en Roumanie est de 2050 lei, soit un peu moins de 500 francs. Mais dans la branche informatique, c'est une autre affaire.

"Ce sont des salariés qui sont très bien payés. Cela varie entre 4000 euros nets jusqu'à 7000 à 8000 euros. Certains postes-clés dans la compagnie ont des salaires très élevés", révèle Moe Jame, patron suisse de Team Extension Romania, à Bucarest.

La firme de recrutement Brainspotting évalue le salaire moyen net à plus de 1500 francs, de quoi convaincre les jeunes de rester dans leur pays. Près de 4 millions de Roumains auraient quitté leur pays pour chercher de meilleures conditions salariales ailleurs.

Moe Jame (à droite) et Daiana Paschia, le patron suisse et la directrice technique de Team Extension Romania, à Bucarest. [RTS - Cédric Guigon]
Moe Jame (à droite) et Daiana Paschia, le patron suisse et la directrice technique de Team Extension Romania, à Bucarest. [RTS - Cédric Guigon]

>> L'informatique crée chaque année des milliers de nouveaux emplois en Roumanie :

L'informatique crée chaque année des milliers de nouveaux emplois en Roumanie (image d'illustration). [Keystone - Christian Beutler]Keystone - Christian Beutler
Tout un monde - Publié le 19 février 2019

Sibiu, l'un des sept centres de l'informatique roumaine

L'informatique représente aujourd'hui 6% du PIB roumain. Plusieurs études estiment que d'ici 2025, sa valeur comptera jusqu'à 12% du PIB pour 250'000 salariés.

Pour saisir l'ampleur du phénomène, il faut sortir de la capitale et traverser les Carpates. Contrairement au reste du pays, la Transylvanie est bien mieux connectée aux grands axes européens. On parle ici de la Silicon Valley de l'Europe.

Dans la région de Sibiu, Daniela Chrzanovski a ouvert il y a seize ans la Swiss Web Academy. Les études sont destinées aux entreprises locales et aux jeunes Roumains: les formations sont expertisées par la Haute-Ecole Arc Ingéniérie de Neuchâtel ou la Haute-Ecole d'Ingéniérie et de Gestion d'Yverdon.

Les résultats sont spectaculaires: depuis sa création, la Swiss Web Academy a formé 1600 jeunes spécialistes de l'internet, et près de 7000 jeunes dans d'autres formations.

Daniela Chrzanovski a créé la Swiss Web Academy. [RTS - Cédric Guigon]
Daniela Chrzanovski a créé la Swiss Web Academy. [RTS - Cédric Guigon]