RTSinfo: Est-ce qu'il y a plus d'antisémitisme ou est-ce que l'antisémitisme se libère, se décomplexe?
Jacques Ehrenfreund: C'est une question difficile. On a affaire à un phénomène qui est multiforme, qui change de forme et, dans l'ensemble, on assiste ces derniers temps – je dirais sur une séquence de dix à quinze ans – à une résurgence forte de l'antisémitisme. On a pu penser pendant longtemps, une analyse partagée par de nombreux intellectuels et observateurs, qu'après 1945, celui-ci était devenu une impossibilité. Que c'était un phénomène, pour reprendre la phrase de Georges Bernanos, qui avait été déshonoré par Hitler. Or, il faut bien constater qu'il n'en est rien. Que, malheureusement, ce phénomène a la vie dure, qu'il prend toutes sortes de formes et qu'il est aujourd'hui plus vivant que jamais.
Mais ce n'est pas le même que dans les années 1930?
J'ai été frappé par l'agression dont a été victime Alain Finkielkraut. C'est une agression qu'on peut analyser comme la rencontre entre différentes formes d'antisémitisme, dont on pensait qu'elles ne se rencontreraient pas. Les différentes formes, c'était l'islamisme – dont on a vu qu'il était l'une des composantes de ceux qui s'en sont pris au philosophe dans les rues de Paris samedi – et le "vieil antisémitisme" de droite extrême.
>> Lire : Alain Finkielkraut violemment injurié par des "gilets jaunes" samedi à Paris
C'est un peu résumé par les deux phrases qui lui ont été dites: "La France est à nous," disait un jeune homme qui semblait lié à la mouvance islamiste, et "Nous sommes le peuple," disait un autre de ces intervenants qui, lui, ne semblait pas du tout de la même mouvance politiquement.
Ces deux composantes – celle qui vient d'un islam radical qui déteste les juifs pour toutes sortes de raisons – et celle qui vient d'une vieille tradition d'extrême droite qui déteste les juifs pour d'autres raisons – on pensait que ces deux formes-là ne pouvaient pas se rencontrer. Ce qui est très inquiétant dans ce moment que nous sommes en train de vivre, c'est qu'elles se rencontrent.
Ce qui est très inquiétant, c'est la rencontre entre deux antisémitismes: l'islamiste et celui d'extrême droite.
Et elles se renforcent, se nourrissent l'une l'autre?
Oui et dans la crise sociale et politique qu'est en train de vivre la France – mais c'est vrai pour d'autres sociétés européennes – cette convergence des haines à l'encontre des juifs est terriblement délétère. Elle a déjà des conséquences, depuis un certain moment, assez graves sur la population juive de ces pays: il faut le rappeler, les juifs quittent la France assez massivement. Depuis l'an 2000, on estime – parce que les statistiques sont toujours difficiles à faire sur ces questions – que 20% de la population juive de France a quitté ce pays. Et qu'une proportion assez importante de ceux qui restent s'interrogent sur leur possibilité de rester dans un pays où quelque chose s'est débridé. Où quelque chose est devenu possible.
Est-ce qu'il y a un cousinage, si l'on peut dire, entre complotisme, discours anti-système et antisémitisme?
Le vieux substrat de l'antisémitisme politique, celui qui remonte au XIXe siècle et qui est apparu à la fois dans les extrêmes à gauche comme à droite, voyait dans les juifs l'incarnation du système: du système capitaliste, l'incarnation de la richesse, du pouvoir et l'incarnation d'un pouvoir occulte.
C'est l'ensemble de ces fantasmes-là qui ont donné le résultat que l'on sait au XXe siècle dans l'histoire de l'Europe. On pensait qu'après 1945, c'en était fini... en réalité, ça n'en est pas fini: on continue de voir dans les juifs un pouvoir occulte. C'est ce qui distingue l'antisémitisme des autres formes de racisme. Celles-ci sont généralement caractérisées par un sentiment de supériorité à l'égard des gens que l'on dénigre. Là, l'antisémitisme est caractérisé par le fait de supposer une malignité particulière aux juifs et un pouvoir occulte et tout à fait dominant.
Dans une crise sociale et politique, le recours à l'antisémitisme est presque un automatisme.
Dans une crise sociale, de régime politique, telle que la vit la France ces temps-ci, le recours à cette ressource-là est presque un automatisme. On espérait que cet automatisme avait été endigué et bloqué mais, malheureusement, force est de constater qu'il n'en est rien. Et là, la responsabilité des autorités politiques est engagée, parce qu'évidemment, c'est à elles de faire le travail pédagogique.
Est-ce un problème d'éducation? Est-ce qu'on est trop loin de 1945?
C'est un problème d'éducation de toute façon. On a été très optimistes en envisageant la pédagogie de la Shoah comme une sorte de ligne Maginot contre l'antisémitisme: il n'en est rien. On peut regretter que dans l'ensemble du système éducatif, en réalité, les jeunes ne soient confrontés aux juifs et au judaïsme qu'à travers cette histoire ou quasiment qu'à travers cette histoire. Or l'histoire des juifs en Europe, du judaïsme, est beaucoup plus large et vaste: il faudrait souhaiter qu'elle soit mieux enseignée, mieux connue, mieux prise en compte. Force est de constater que c'est peu le cas.
C'est un problème d'éducation, oui, mais au sens plus large qu'au seul sens de l'enseignement de ce qui s'est passé entre 1939 et 1945. L'histoire du judaïsme ne se réduit pas à cet événement: évidemment, il est central et fondamental. Et il est surtout à ne pas nier. Mais l'histoire des juifs en Europe est une histoire bien plus importante que cette seule séquence terrible-là.
Le premier à utiliser le terme d'antisionisme, dans le but de cacher son antisémitisme, a été Staline après 1945.
Peut-on assimiler antisionisme – le fait d'être contre la création ou l'existence de l'état d'Israël – et antisémitisme? Ces deux notions se confondent parfois, quand on voit l'antisionisme déraper vers l'antisémitisme. Il y a d'ailleurs des appels en France visant à pénaliser l'antisionisme – ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
C'est une question sur laquelle il faut être très clair: il règne beaucoup d'ambiguïté et il faut essayer de la lever autant que faire se peut. Pour la lever, il faut s'arrêter sur la sémantique, la terminologie. Il faut rappeler que le premier à utiliser le terme d'antisionisme, clairement dans le but de cacher son antisémitisme, ça a été Staline après 1945. Au moment de la grande guerre patriotique, il fallait mobiliser l'ensemble des forces – y compris les juifs – contre l'Allemagne; une fois que la guerre a été gagnée, l'antisémitisme de Staline a ressurgi et cet antisémitisme ne pouvait plus s'exprimer sous cette forme. La forme qu'il a adoptée, ça a été de désigner les juifs comme sionistes et de s'en prendre à eux parce qu'ils étaient sionistes. Ça, c'est l'origine sémantique de cette première occurrence où, clairement, il y a une convergence entre antisémitisme et antisionisme. Une congruence forte.
Il faut le dire par ailleurs: bien évidemment, la critique de l'Etat d'Israël est légitime et elle est même nécessaire, comme celle de n'importe quel Etat démocratique.
Mais aujourd'hui, est-ce qu'on utilise l'antisionisme comme une sorte de paravent ?
Tout à fait. Je vois trois cas dans lesquels l'antisionisme est clairement de l'antisémitisme. Le premier consiste à nier le droit d'existence à cet Etat. C'était une chose d'être antisioniste en 1920, quand il n'existait pas d'Etat qui se voulait un Etat refuge pour le peuple juif: on pouvait s'opposer à cette solution-là en termes politiques, c'était tout à fait légitime. Quand cet Etat existe, comme c'est le cas aujourd'hui, vouloir sa destruction a bien évidemment une toute autre signification que de s'opposer à son établissement. Donc nier le droit d'existence à cet Etat, c'est clairement faire tomber l'antisionisme du côté de l'antisémitisme.
Le deuxième cas consiste à voir dans cet Etat un facteur central, massif, de désordre dans le monde. Parce que, là encore, critiquer la politique de cet Etat est tout à fait souhaitable, normal. Mais en assignant à Israël une malignité particulière, on retombe dans les vieilles thématiques de l'antisémitisme.
Le troisième point, c'est l'équivalence qui est faite entre Israël et le nazisme, qui est très récurrente elle aussi, malheureusement. Cela pousse l'antisionisme du côté de quelque chose comme une forme de négationnisme light ou de relativisme light de l'histoire des juifs d'Europe.
Interview radio: Eric Guevara-Frey
Adaptation web: Stéphanie Jaquet