Dick Marty incarne cette justice sans compromis. Ses combats les plus emblématiques, l'ancien procureur suisse les a menés contre le silence et l'hypocrisie des démocraties occidentales. En 2006, au terme de neuf mois d'investigations comme rapporteur du Conseil de l'Europe, il fait la lumière sur la séquestration d'une centaine de personnes par les services de renseignements américains (CIA) dans des centres clandestins.
Les Etats-Unis ont créé un code pour torturer les gens de façon à ne laisser aucune trace.
"Ce qui m'a profondément choqué, c'est que les Etats-Unis ont codifié la torture", explique Dick Marty, invité dans Géopolitis. "Ils ont créé un code, en collaboration avec l'Association américaine des psychologues, pour torturer les gens de façon à ne laisser aucune trace. Par exemple, la privation du sommeil, des bruits assourdissants, une alternance de froid et de chaud extrême, la simulation de noyades. Je me suis dit: 'c'est pas possible. La plus grande démocratie du monde qui applique ces méthodes et qui fait un manuel en plus!' C'est une banalisation de la torture, c'est un saut en arrière dans la civilisation."
Quelques années plus tard, un rapport du Sénat américain confirme l'ampleur des méthodes de torture utilisées par la CIA. "Le Sénat a eu accès à tous les documents secrets de la CIA", souligne Dick Marty. "Dans ce rapport, nos recherches sont confirmées d'une façon absolue. Pour mes collaborateurs et moi, ça a été une immense satisfaction", dit-il avec soulagement. "On a quand même dû attendre 8 ou 9 ans". Le Tessinois est aujourd'hui vice-président de l'Organisation mondiale contre la torture.
Une vie dédiée à la recherche de la vérité
En 2017, Dick Marty souffre d'une amnésie temporaire suite à un accident cérébral. Il se lance dans la rédaction d'un livre, "Une certaine idée de la justice", pour être certain de ne plus rien oublier. Sur la couverture de l'ouvrage, une certaine Ruby Bridges, la première enfant noire à intégrer une école primaire de La Nouvelle-Orléans jusque-là réservée aux enfants blancs. "A l'âge de 19 ans, cette image qui symbolise l'injustice m'a fortement impressionné", se souvient-il. "Cette image m'a accompagné tout au long de ces années et elle a eu je crois une forte influence sur moi."
Je déplore que la Suisse n'ait pas accepté de donner un pavillon à l'Aquarius.
Dans son combat pour la justice et la vérité qui a guidé toute sa carrière, Dick Marty n'épargne pas la Suisse. "Pour moi, la Suisse reste le pays de la Croix Rouge internationale, le pays qui est capable d'être médiateur. Je constate hélas, avec une certaine inquiétude, qu'il y a aussi des choix contradictoires avec ces valeurs. (...) On peut déplorer que la Suisse n'ait pas accepté de donner un pavillon à l'Aquarius (navire humanitaire de sauvetage des migrants en Méditerranée, ndlr). Cela aurait été je crois un acte symbolique très fort, pour dire qu'on ne peut pas être passif devant cette tragédie".
Puissants intérêts
"En Suisse, il y a toujours cette tension entre la vocation humanitaire, éthique et les considérations économiques - places de travail, croissance. Je crains que le balancier se soit déplacé très fortement vers la prééminence des intérêts économiques", déplore Dick Marty. Il est l'un des ténors de l'initiative "pour des multinationales responsables".
"Plusieurs multinationales avec siège en Suisse agissent dans des pays extrêmement fragiles, où la justice n'existe pratiquement pas ou est fortement corrompue", rappelle Dick Marty. "Il y a eu des cas de fleuves empoisonnés qui ont plongé des milliers de familles dans l'impossibilité de vivre de la pêche, comme elles le faisaient auparavant. On demande que ces entreprises répondent de leurs actes. Je crois que c'est quelque chose de tout à fait élémentaire."
Le Conseil fédéral a rejeté l'initiative. Un contre-projet indirect a été adopté au Conseil national, mais vient d'être rejeté aux Etats par 22 voix contre 20. Le peuple suisse ne devrait pas se prononcer avant 2020.
Mélanie Ohayon