Décembre, au fond d'un puits. Vêtu de ses simples sous-vêtements, pris de panique, Orinbek se fait asperger d'eau glacée. Lentement, il sent monter le niveau de l'eau le long de ses mollets. "J'avais l'impression de m'asphyxier. Je criais, je hurlais. Très vite, j'ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j'étais de retour dans ma cellule."
Orinbek, 38 ans, a été interné dans un camp chinois de rééducation pendant 125 jours. Gulzira, elle, y a passé 15 mois, et Yerjan, près d'un an. Leur point commun: être nés au Xinjiang, province de l'extrême-ouest de la Chine, et faire partie de l'ethnie musulmane kazakhe.
Des répressions dans leur pays natal les ont poussés à s'exiler au Kazakhstan, pays voisin, où ils ont bénéficié d'un programme favorisant le retour des minorités kazakhes d'Asie centrale. Tous trois faisaient régulièrement des allers-retours en Chine, jusqu'au jour de leur arrestation à la frontière.
Arrestations inattendues
C'est en se rendant à un enterrement, fin 2017, qu'Orinbek Koksebek se fait arrêter, au motif de détenir une double nationalité. Une pratique formellement proscrite par Pékin. Ne comprenant pas le mandarin, l'homme est contraint de signer un document où il reconnaît sa nationalité chinoise. Piégé, il ne peut plus invoquer sa citoyenneté kazakhe.
Intimidé, torturé, il est enfermé avec une feuille de papier où sont inscrits trois poèmes à la gloire de la Chine. On lui ordonne de les apprendre et de les réciter. S'il y parvient, il sera libéré sur le champ. S'il échoue, il restera enfermé 5 à 10 ans. Orinbek ne comprend pas les caractères griffonnés, et échoue à six reprises son examen oral.
Le plus dur a été de ne pas savoir pourquoi j'étais là. Je ne suis pas un criminel. Je n'ai jamais rien eu à me reprocher.
Gulzira Tursinjan se fait également incarcérer en 2017, alors qu'elle rend visite à son vieux père. "On m'a dit que mon arrestation était liée à mon départ pour le Kazakhstan, un pays suspicieux. On m'a reproché de faire la prière, d'avoir des fréquentations religieuses et aussi de regarder des chaînes de télévision étrangères, turques notamment."
Pour Yerjan Khurmanole, arrêté dans les mêmes conditions début 2018, "le plus dur a été de ne pas savoir pourquoi j'étais là. Je ne suis pas un criminel. Je n'ai jamais rien eu à me reprocher".
Détention déshumanisante
Yerjan, Orinbek et Gulzira racontent des conditions de détention similaires. Ils sont tous trois transférés dans des "écoles" où ils sont contraints d'apprendre le chinois, le droit, l'hymne national et des chants à la gloire du parti communiste.
Le mot d'ordre du camp, c'était d'apprendre le chinois et d'oublier le Kazakh. Leur but, c'était de tuer notre culture.
Orinbek se voit même privé de son nom kazakh. Il doit désormais s'appeler Ba Dao Gao. "Le mot d'ordre du camp, c'était d'apprendre le chinois et d'oublier le kazakh, explique-t-il. Ils voulaient tuer notre culture. C'était leur but."
Outre les chants et les poèmes à la gloire du parti, les détenus sont priés d'écrire des lettres de remerciements aux autorités. "On nous disait que c'était pour notre bien. Que la religion ne mène à rien", raconte Gulzira. "Les livres religieux, les tapis de prière, ils brûlaient tout ça devant nous."
Vêtus d'un pantalon noir et d'un pull rouge, les détenus Kazakhs, Ouzbeks, Kirghizes et Ouïghours sont entassés dans des cellules. Faute de place pour s'étendre, ils dorment parfois à tour de rôle.
"Dans un coin de la chambre, il y avait un seau dans lequel on faisait nos besoins", se souvient Gulzira. "Ca puait… Imaginez: on mangeait, on faisait pipi et caca dans la même pièce."
Je suis allé aux toilettes, j'ai enroulé mon t-shirt rouge autour de mon cou et j'ai tiré par les deux bouts pour m'étrangler.
Même pendant les cours, l'encadrement reste très strict: "on ne nous donnait que deux minutes pour aller aux toilettes. Le temps était compté. En cas de dépassement, on était menottés et battus avec un bâton électrifié." La douche, les détenus y ont droit tous les dix jours, pendant trois minutes exactement, sous peine de punition en cas de dépassement.
Désespéré, Orinbek tente de mettre fin à ses jours. "Je suis allé aux toilettes, j'ai enlevé mon t-shirt rouge, je l'ai enroulé autour de mon cou et j'ai tiré par les deux bouts de toutes mes forces pour m'étrangler." Une caméra capte la scène et quatre gardes interviennent in extremis.
Yerjan pense aussi à abréger son calvaire, mais le souvenir de ses proches l'en empêche. "Les deux premiers mois, je ne pensais qu'à ma famille et à mes enfants", raconte-t-il. "Après trois mois, je ne pensais qu'à la nourriture. J'en avais oublié mes proches. C'était peut-être aussi un effet des médicaments."
Des médicaments, Gulzira raconte en avoir aussi reçu, sous forme d'injections. Elle s'inquiète des conséquences sur sa santé. "J'ignore ce qu'ils ont mis dans mon corps. On nous disait que c'était contre la grippe. Mais on ne sait pas."
Libération sous silence
Pour ces trois rescapés des camps de détention, la libération a été aussi soudaine et inattendue que leur arrestation. Orinbek joue même son destin au hasard. On place deux documents devant lui, rédigés en mandarin.
"On m'a ordonné de signer l'un d'entre eux. Je ne comprenais rien de ce qui y était écrit. Je savais juste que l'un était une demande d'abandon de la nationalité chinoise, l'autre son maintien. J'étais terrifié, je tremblais. J'ai saisi le stylo et Dieu a guidé ma main. J'ai signé le document de droite." L'officiel le félicite alors: "vous rentrez au Khazakstan".
J'ai immédiatement appelé ma mère. Je n'arrivais pas à parler. Elle aussi était silencieuse. On pleurait.
Pour être libéré, Orinbek doit enregistrer une vidéo dans laquelle il promet de ne jamais dévoiler les détails de son incarcération. "On m'a ensuite fait passer au Kazakhstan en voiture. J'ai immédiatement appelé ma mère. Je n'arrivais pas à parler. Elle aussi était silencieuse. On pleurait."
Relâchés sans plus d'explications, Gulzira et Yerjan reçoivent les mêmes directives: ne jamais parler de leur vraie expérience, même pas à leurs proches, et dire du bien de cette école. "Officiellement, elle m'a sauvée", déclare Gulzira.
Des familles déchirées
Les trois rescapés savent leur chance d'être revenus au Kazakhstan, où de nombreuses familles de kazakhes chinois restent sans nouvelles de leur proches, disparus de l'autre côté de la frontière.
Malgré les menaces, Orinbek, Gulzira et Yerjan se sont donné pour mission d'alerter le monde sur la réalité des conditions de détention de ces camps. Tant qu'ils ne retournent pas en Chine, ils ne risquent théoriquement pas de représailles. Mais les rescapés ne sont pas sereins. "La Chine a le bras long", soupçonne Yerjan.
Surtout que les autorités kazakhes semblent très frileuses face à Pékin. Malgré les appels à l'aide et une opinion publique révoltée, de grands projets économiques sont en jeu avec le géant chinois, dont Astana tente de se rapprocher.
Reportages radio: Michael Peuker / Adaptation web: Mouna Hussain
Pour la Chine, des centres de lutte contre la radicalisation
Après avoir d’abord nié leur existence, la Chine reconnaît à présent des "centres de formation professionnelle", visant à favoriser l’intégration des minorités de la région. Il s’agirait selon Pékin de lutter contre l’extrémisme religieux.
Pour faire face aux critiques, les autorités publient des vidéos d’élèves souriants louant le système, et organisent des visites officielles.
>> Voici l'une des vidéos publiées par les autorités chinoises pour vanter ces "écoles":
Une mise en scène, selon les anciens détenus. Gulzira dit avoir vécu de l’intérieur une opération de communication: "Juste avant les visites officielles, on nous lavait les cheveux et nous coupait les ongles. Ceux qui étaient malades étaient endormis à l’aide de médicaments. On nous forçait à sourire. Les fleurs aux fenêtres, la propreté, tout est faux."
Des diplomates de pays musulmans ont été invités à visiter ces centres. A la surprise générale, l’Organisation de la coopération islamique, forte de 57 Etats membres, a récemment salué la prise en charge par la Chine de ses minorités musulmanes.
Le mois dernier, Pékin a officiellement convié les ambassadeurs de l’Union européenne – dont la Suisse – à inspecter ces structures. Berne a officiellement décliné "en raison de contraintes de temps". Le bloc européen a quant à lui déclaré ne pas vouloir se précipiter, soulignant la nécessité de "préparer attentivement" un tel voyage.