Professeur de droit à Harvard et ancien candidat à la présidentielle américaine, Lawrence Lessig avait publié il y a vingt ans un papier qui fait toujours référence aujourd'hui, "Code is Law - On Liberty in Cyberspace". Dans une interview accordée à l'émission Tout un monde, il porte un regard plutôt pessimiste sur cette grande mise en réseau des humains qu'a représentée l'avènement d'internet.
"Internet a bien sûr le potentiel de servir des objectifs utopiques en fournissant de l’information et en permettant la collaboration. Mais la façon dont il se déploie dépend des intérêts de ceux qui le déploient. Malheureusement, ces gens n’ont pas des intérêts très utopiques en vue, et ce sont eux qui gagnent la bataille", constate ce spécialiste.
Et "les gens" dont parle Lawrence Lessig se divisent grosso modo en deux pôles, selon lui: l'Est (la Chine) et l'Ouest (surtout les Etats-Unis et, de plus en plus, le reste du Monde.)
Facebook et Google sont pensés pour pousser les gens à acheter quelque chose.
A l’Ouest, explique-t-il, "ces plateformes [les GAFAM] sont conçues pour vendre de la publicité. Facebook et Google sont pensés pour siphonner des informations, cibler les gens avec leurs publicités et les pousser à acheter quelque chose". De l'autre côté, à l’Est, les motivations sont radicalement différentes. "Les réseaux sont déployés pour mieux contrôler les gens. Le système chinois des crédits sociaux, par exemple, vise à pousser la population à se comporter comme le gouvernement le souhaite." Et pour le professeur américain, ces deux visions sont orientées chacune vers des objectifs qui ne correspondent pas forcément à ce que les gens veulent.
Il y a théoriquement des moyens de corriger le tir, estime Lawrence Lessig, "mais cela repose sur des gouvernements rationnels et sensés." Or, cet Américain doit se rendre à l'évidence: "Hélas - là, je ne parle que pour les Etats-Unis - nous sommes loin d’avoir un gouvernement rationnel et sensé. Notre système politique est profondément corrompu - pas une corruption à l’ancienne, avec des pots-de-vin, mais une corruption plus ouverte, avec l’influence des acteurs économiques qui contrôlent le gouvernement."
Et tant que ce problème ne sera pas résolu, il sera impossible de mettre sur pied des réglementations. "Donc, je crains qu’internet ne devienne toujours plus dystopique dans son rapport avec la société."
Les valeurs fondamentales qui définissaient internet en 1998 sont aujourd'hui perverties.
A l’origine, internet était conçu de manière à préserver la liberté d’expression et la sphère privée, mais aussi à ouvrir des possibilités d’innovation, rappelle celui qui a été l'un de ses penseurs. "Puis, dans les 20 ans qui ont suivi l’avènement de la domination culturelle d’internet, sa conception technique a évolué de telle manière qu’il est devenu possible de mieux surveiller, de mieux contrôler ce que les gens disent et font, de mieux contrôler comment ils innovent sur les réseaux." Du coup, les valeurs fondamentales qui définissaient internet en 1998 sont aujourd'hui perverties. "Ce qui est frappant, c’est que cette transformation soit arrivée aussi vite, sans être perçue. Et maintenant, elle est presque achevée", constate Lawrence Lessig.
Les gouvernements doivent reprendre la main
Le professeur de droit à Harvard plaide pour la mise en place d'une régulation d'internet. Et pour cela, dit-il, il faut que les gouvernements fonctionnent d’une manière constructive: "Quand Facebook prévoit de mettre sur pied d’immenses structures de réglementation qui ne sont pas gouvernementales, je suis très sceptique. Comment quelque chose qui est tellement investi dans la viabilité d’une plateforme commerciale peut-il réglementer cette même plateforme commerciale? Ce doit être le rôle du gouvernement."
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey/oang
L'illusion démocratique des réseaux sociaux
Les réseaux sociaux sont en apparence des outils intrinsèquement démocratiques, mais "le code informatique de ces plateformes n’est pas horizontal", rappelle Lawrence Lessig.
"Le code a en fait été imaginé par un millier d’ingénieurs et ces mille personnes ont décidé à quel niveau de protection de la vie privée vous avez droit, à quel accès, comment vous pouvez être manipulés et contrôlés par des annonceurs publicitaires", déplore-t-il.
"Et ils ont fait ça pour augmenter la profitabilité dans l’intérêt des propriétaires de ces plateformes. Il n’y a rien de démocratique là-dedans! (...) ces gens sont plus puissants et plus efficaces que les gouvernements pour générer et contrôler les comportements. Nous avons construit un monde dans lequel ces technologies ont plus d’impact sur plus de comportements que n’importe quel gouvernement."
Le nécessaire contrôle des idées extrémistes
Ces derniers mois, les uns après les autres, YouTube, Twitter et Apple Podcast ont banni de leurs plateformes des personnalités controversées parce que complotistes, extrémistes, propageant des idées haineuses ou destructrices. Dernier en date, Facebook, la semaine dernière, a banni le complotiste américain Alex Jones qui se retrouve privé de mégaphone planétaire.
Ces entreprises doivent absolument prendre ce type de décisions, estime Lawrence Lessig. "S’ils ne décidaient pas d’exclure Alex Jones, alors cette personne pourrait utiliser la plateforme pour disséminer une haine ignoble et destructrice comme jamais personne n’a pu le faire dans l’histoire de l’humanité", souligne-t-il.
Le professeur à Harward remarque qu'en Europe les autorités appliquent depuis longtemps le concept de démocratie militante qui veut que la démocratie se défende contre les attitudes et les opinions qui la détruisent. "Je pense qu’on voit la même chose se développer sur les plateformes internet, c’est inévitable et c’est nécessaire", dit-il.