C’est le sujet le plus tabou de l'histoire moderne chinoise. Un traumatisme pour toute une génération d’étudiants, d'intellectuels, de démocrates qui manifestaient au printemps 1989 pour réclamer des réformes politiques. Dans la nuit du 3 au 4 juin, après des semaines de bras-de-fer, l'armée avait tiré sur la foule réunie sur la place Tiananmen. Et le bilan reste un mystère, car les estimations vont de quelques centaines à 10'000 morts.
"Toute une population mobilisée"
Frédéric Koller, journaliste au journal Le Temps et spécialiste de la Chine, rappelle sur le plateau du 19h30 l’ampleur du mouvement: "ce n’était pas comme le gouvernement le dit une poignée d’étudiants instrumentalisés de l’étranger qui essayaient de créer le chaos, mais toute une population qui s’est mobilisée. Elle ne demandait rein d’autre que de dialoguer avec le pouvoir et non pas de le renverser." Pour Frédéric Koller, si les manifestations se sont terminées dans le sang, c’est parce que le pouvoir s’est senti menacé: "On avait à la tête du pays des hommes comme Deng Xiaoping qui avaient participé à la révolution et se sont sentis en danger, c’était leur révolution qui était en péril".
Même si les inégalités explosent en Chine, Frédéric Koller n’imagine pas un nouveau mouvement de révolte: "Jusqu’à présent le contrôle du gouvernement fonctionne grâce à l’atomisation de la société, un état policier, la promesse d’un enrichissement et la fierté d’être chinois. Il y a aussi la leçon de Tiananmen qui montre comment serait réprimé un soulèvement populaire."
Amnésie collective
Et depuis trente ans, le régime chinois fait son possible pour effacer la tuerie de la mémoire collective. Des militants des droits de l'Homme ont notamment été arrêtés ou éloignés par le régime en prévision de l'anniversaire. Lundi, des mesures draconiennes étaient déjà prises aux abords de la place, où les forces de l'ordre interdisent de prendre des photos ou des vidéos.
Les médias chinois ne peuvent pas non plus évoquer l'événement. La télévision publique CCTV ouvrait d'ailleurs mardi son journal de la mi-journée par la présentation du logo officiel marquant un autre anniversaire: les 70 ans de la fondation de la République populaire, qui seront célébrés en grande pompe le 1er octobre.
Une décision "correcte", selon le régime
Et malgré les appels et les critiques de l'Union européenne ou de Washington
(voir encadré)
, le régime ne semble pas prêt à modifier son verdict sur les manifestations du "Printemps de Pékin", toujours officiellement qualifiées d'"émeutes contre-révolutionnaires", voire d'"incident".
Le ministre de la Défense, Wei Fenghe, a estimé dimanche que l'intervention de l'armée avait été une décision "correcte", permettant d'assurer "la stabilité et le développement" de la Chine. Un éditorial du quotidien anglophone Global Times, proche du pouvoir et au ton nationaliste, a lui jugé lundi que la répression avait permis de "vacciner la société" contre toute agitation politique.
"Sujet sensible"
Les Chinois interrogés par la RTS sur cet anniversaire évoquent généralement un "sujet politiquement sensible" ou ne souhaitent pas en parler. "La douleur dans mon coeur, mes souvenirs ne partiront jamais. Mais si les autorités reconnaissaient le massacre, cela me soulagerait. Aujourd'hui en Chine, personne n’évoque publiquement les évènements du printemps 1989", explique Zhang Xianling, la mère de l'une des victimes de Tiananmen, interrogée dans le 19h30.
Si les autorités reconnaissaient le massacre, cela me soulagerait. Aujourd'hui en Chine, personne n’évoque publiquement les évènement du printemps 1989.
Pour Wuer Kaixin, l'un des chefs de file des manifestations de Tiananmen, le boom économique a largement détourné les masses des préoccupations politiques. "Quand les gens perdent espoir de pouvoir changer les choses ils s’engourdissent, cessent de lutter pour la liberté, arrêtent de défier le gouvernement. Ajoutez à cela un accès restreint à l’information et les faux espoirs que font miroiter le développement économique, vous comprenez pourquoi plus d'un milliard de personnes préfèrent ne plus mentionner 1989 et ne cherchent pas à connaître la vérité", estimait dans La Matinale le militant, qui a dû fuir la Chine après le massacre et vit désormais en exil à Taïwan.
Des commémorations, mais à Hong Kong
A Hong Kong, territoire qui jouit d’une relative autonomie, certains font survivre la mémoire de Tiananmen. Un petit musée consacré au 4 juin y a par exemple été créé.
Et comme chaque année, la traditionnelle veillée aux chandelles a lieu mardi. Malgré une baisse de la participation ces dernières années, plusieurs dizaines de milliers de personnes doivent être présentes à cette manifestation, qui demande la justice pour les victimes et une démocratisation du pays.
Reportages TV et radio: Antoine Védheilé et Michaël Peuker
Adaptation web: Jessica Vial
Critiques internationales
Les Etats-Unis ont regretté lundi que les espoirs d'ouverture en Chine aient été "balayés" en juin 1989. "Dans les décennies qui ont suivi (la répression), les Etats-Unis ont espéré que l'intégration de la Chine dans la communauté internationale déboucherait sur une société davantage ouverte et tolérante", a écrit le secrétaire d'Etat Mike Pompeo.
L'ambassade de Chine aux Etats-Unis n'a pas tardé à répliquer, condamnant "l'arrogance" du chef de la diplomatie américaine. Quiconque tente "d'intimider le peuple chinois (...) finira dans les poubelles de l'Histoire", a averti l'ambassade.
L'Union européenne, elle, a déploré mardi le silence des autorités chinoises sur la répression sanglante des manifestations de juin 1989 et réclamé la "libération immédiate des défenseurs des droits de l'homme et des avocats détenus et condamnés pour ces événements".