Comment en est-on arrivé là? Quel est l'état d'esprit des jeunes, de la population en général et, surtout, des autorités à l'époque? Il faut savoir que les années 1980, en Chine, contrastent radicalement avec les décennies précédentes profondément marquées par le chaos de la révolution culturelle. Donc pour comprendre d'où vient la Chine dans les années 1980, il faut évoquer cette révolution culturelle, un évènement qui a façonné en profondeur la société chinoise.
A partir de 1966, la Chine est plongée dans une décennie sombre de violence. Mao Zedong décide de faire place nette, de nettoyer le pays des forces révisionnistes qui mettent à mal sa révolution socialiste. Il ordonne aux jeunes de faire table rase et les enjoint à se rebeller contre l'autorité et les influences bourgeoises capitalistes. A plusieurs reprises il réunit des millions de jeunes adolescents à Pékin. Imaginez la place Tiananmen noire de monde. Des jeunes transis devant leur cher leader. Tous lui jurent fidélité et secouent frénétiquement le Petit Livre rouge, bible de citations du président sensée abreuver l'esprit de ces jeunes gardes rouges. Une armée chargée de tout détruire pour ensuite tout reconstruire.
Zhang Lifan est un historien, critique de Mao Zedong. Aujourd'hui fervent opposant du parti communiste, il est issu d'une famille d'enseignants et d'intellectuels. Il a 16 ans lorsque débute la révolution culturelle. "Ils mettaient à sac les maisons, ils confisquaient tous nos biens. Il y a eu toutes sortes de violences, des humiliations publiques. Ma famille a tout vécu. Tous nos livres ont été brûlés. Mon père collectionnait des antiquités. Ils ont tout emmené par camion. Ils ont confisqué notre maison. On a dû s'installer dans un petit abri."
S'attaquer aux intellectuels, aux bourgeois, mais aussi à l'autorité. Cet appel émane de Mao qui incarne pourtant ce pouvoir… Pourquoi un tel ordre ? Parce que dans les années 1960, à l'abri des regards, Mao Zedong est en train de se faire pousser vers la sortie.
Plusieurs à l'intérieur du parti communiste critiquent son dogmatisme, ses politiques désastreuses. Des figures progressistes comme un certain Deng Xiaoping, le futur père des réformes, plaident déjà en faveur d'une certaine libéralisation. Mao sent le pouvoir lui échapper et veut purger le parti communiste pour se débarrasser de ses adversaires. Il joue de son culte de la personnalité pour manipuler les jeunes. Il les pousse à renier toutes les figures d'autorité – sauf la sienne évidemment. Mao consolide son pouvoir et devient le soleil rouge de la Chine.
Ma mère n’était pas d’accord avec les idées de Mao. Un soir, elle a décroché son portrait et l’a brûlé. Nous l'avons dénoncé avec mon père. Elle a été fusillée.
"On chantait cette chanson: 'Ma mère et mon père me sont chers, mais le président Mao m'est encore plus cher'." Cet ancien garde rouge tient à rester anonyme. Il incarne le traumatisme vécu à cette époque. A 13 ans, en pleine révolution culturelle, il suit aveuglément les ordres.
"Ma mère n'était pas d'accord avec les idées de Mao. Un soir elle a décroché son portrait et l'a brûlé. Mon père et moi sommes allés à la police et on l'a dénoncée. Moins de deux mois plus tard, elle a été condamnée comme contre-révolutionnaire et fusillée. Aujourd'hui je sais que j'ai fait une erreur. Je m'en veux. J'aimerais lui présenter mes excuses, me repentir. La révolution culturelle a été une catastrophe pour notre nation. Cette leçon historique cruelle ne doit jamais être oubliée pour éviter que de tels faits se reproduisent."
Cette période sombre s'achève donc au bout de dix ans. Le pays sort de cette révolution culturelle traumatisé. A la mort de Mao Zedong, en 1976, la société panse ses plaies. Le système d'éducation est en lambeaux, l'économie est ravagée. Le pays est en très mauvais état. Mis à l'écart par Mao, les progressistes, Deng Xiaoping en tête, s'emparent alors du pouvoir.
Zhang Xianling est une activiste, fondatrice de l'association des "mères de Tiananmen". Son fils est mort sur la place en 1989. Elle se souvient cependant de l'espoir suscité par ces nouveaux dirigeants. "Quand Deng Xiaoping est arrivé au pouvoir, la théorie des classes a été officiellement abolie. Avant j'étais considérée comme intouchable car issue d'une famille de propriétaires. Mais ce statut a été levé. Je suis devenue égale aux autres. Quelle joie! A l'époque, j'avais pleine confiance dans le gouvernement et les dirigeants. Je sentais au fond de moi que nous étions en train de prendre la bonne voie. Le chemin vers l'ouverture et les réformes étaient juste."
Réformes sociales et économiques, décollectivisation de l'agriculture. Dès 1978, des signes de privatisation voient le jour… Une énergie nouvelle s'empare généralement du pays. Guo Jian s'installe à Pékin au début des années 1980. Il vient alors d'abandonner sa carrière militaire pour étudier les beaux-arts dans la capitale. "C'était la meilleure période de l'histoire moderne chinoise. On trouvait des publications philosophiques, des livres dont on n'avait jamais entendu parler auparavant. Il y avait des expositions ou encore des concerts… Je passais le plus clair de mon temps à faire le tour de Pékin pour profiter de tout ça au lieu d'étudier à l'université. Je me souviens avoir vu George Michael. C'est le tout premier artiste étranger à s'être produit en Chine."
"Jusqu'en 1989, je dirais que le gouvernement et la population avaient atteint un consensus sur une vision de l'avenir", affirme l'historien Zhang Lifan. "La révolution culturelle derrière nous, tout le monde était plein d'espoir. Les citoyens se préparaient à des lendemains radieux. Une grande légèreté régnait dans l'aire. Il n'y avait même pas d'entraves à la liberté d'expression. On pouvait presque tout dire."
A l'image de Zhang Lifan, ils sont nombreux à décrire avec nostalgie ces années d'euphorie. Mais la machine s'est grippée principalement à cause des divisions politiques à l'intérieur du parti communiste. L'ouverture économique, et surtout politique suscite une certaine crainte. Et puis la transition d'une économie planifiée vers une économie de marché engendre des effets collatéraux d'inflation, de chômage. Des phénomènes qui se manifestent vers la fin de la décennie.