2013. Le magazine américaine Time révèle une face cachée du bouddhisme, en mettant en Une "le visage du terroriste bouddhiste" Ashin Wirathu. Quelques mois plus tard, le réalisateur suisse Barbet Schroeder tombe sur un rapport universitaire qui dénonce les prémisses d'un génocide contre les Rohingyas, peuple musulman installé en Myanmar/Birmanie depuis un siècle selon les autorités, depuis le VIIIe siècle selon d'autres sources.
Désillusionné par le bouddhisme, le cinéaste septuagénaire part à la rencontre de Wirathu, à Mandalay, ville aux 300'000 moines. Et parvient à l'interviewer, en lui expliquant s'intéresser aux idées des nationalistes en raison d'une éventuelle présidence de Marine Le Pen en France.
Suivant le fil de l'histoire récente du Myanmar, "Le Vénérable W" donne la parole à ce moine xénophobe, dont les prêches visent à protéger "la race birmane".
"Les caractéristiques des poissons-chats d'Afrique sont qu'ils grandissent très vite, qu'ils se reproduisent très vite aussi. Et puis, ils sont violents. Ils mangent leur propre espèce et détruisent les ressources naturelles de leur environnement. Les musulmans sont exactement comme ce poisson", déclare le moine bouddhiste. Il appelle ainsi ses fidèles à ne pas faire d'affaires avec des musulmans car "avec l'argent qu'ils gagnent, ils peuvent épouser les Birmanes. Et ensuite, envahir tout le pays".
Condamné en 2003 à 25 ans de prison pour incitation à la haine et au conflit religieux, il est gracié lors d'une armistice 9 ans plus tard. En 2013, le mouvement pro-bouddhiste 9-6-9, dont il est l'un des leaders, est interdit. Il fonde alors le Ma Ba Tha, association bouddhique fondamentaliste, qui est prohibée trois ans plus tard par le clergé. Wirathu revient avec une fondation aux allures plus laïques. Il est alors interdit de prêche durant un an. Indémontable, il poursuit ses apparitions devant ses centaines de fidèles, sparadrap sur la bouche mais avec un magnétophone qui retransmet ses anciens discours… Poursuivi depuis fin mai, Wirathu serait introuvable. Son procès aurait débuté sans lui mardi.
Journaliste qui a couvert la Birmanie pendant 10 ans, Jérôme Boruszewski explique les raisons de ce phénomène.
Pourquoi les discours anti-musulmans de Wirathu séduisent-ils tant la population?
Jérôme Boruszewski: Je pense que c'est parce que le pays a été fermé sur lui-même pendant longtemps. La dictature a duré de 1962 à 2011. Quand le pays s'est ouvert, les Birmans ont commencé à avoir peur de perdre leurs traditions et leurs valeurs. Par ailleurs, la population est peu éduquée. Et le développement fulgurant des réseaux sociaux n'a rien arrangé. En l'espace de 3-4 ans seulement, le nombre de personnes connectées a explosé. Et énormément de gens croient tout ce qu'ils lisent et voient. Enfin, il ne faut pas oublier qu'en Birmanie le respect de la robe des moines est fort.
Pourquoi attaque-t-il plus particulièrement les Rohingyas?
Il y a une rivalité ancestrale, c'est certain. Les Rohingyas sont perçus comme des étrangers car ils sont musulmans et qu'ils ont une autre couleur de peau. En Birmanie, on parle d'ailleurs parfois de "la porte de l'Arakan", comme si la région (qui s'appelait avant le Rohang) constituait la frontière entre l'Asie du Sud et l'Asie du Sud-Est. Les Rohingyas sont en fait perçus comme des Bangladais. Et comme le Bangladesh est un pays très peuplé, beaucoup de Birmans ont l'impression que les Rohingyas vont les envahir, qu'ils ont à côté d'eux une bombe à retardement.
Le Ma Ba Tha de Wirathu a proposé des lois pour interdire la polygamie et limiter les unions inter-religieuses, les conversions religieuses et les naissances. Le Parlement les a-t-il finalement adoptées?
Oui. Les conversions religieuses sont désormais plus compliquées à réaliser. Le contrôle des naissances a en plus été instauré, mais c'est une mesure assez symbolique. D'abord c'est difficile à appliquer puisque de nombreux Rohingyas considèrent que ce n'est pas à l'Etat de décider combien d'enfants ils peuvent avoir. Pour eux, c'est un don de Dieu. Ensuite parce que l'intérêt de la loi est démenti par les faits. Il est vrai que l'on peut rencontrer des familles avec 9 enfants. Mais de 1983 à 2014, la population musulmane est passée de 3,9% à 4,3%, soit une hausse de 0,4 point en 30 ans... Le groupe qui a le plus augmenté est celui des chrétiens, à environ 6%.
Pour les élections générales de 2015, Wirathu a réussi à faire en sorte que le parti LND d'Aung San Suu Kyi, Nobel de la Paix, ne présente aucun candidat musulman. Comment l'expliquer ?
Le porte-parole du parti m'avait dit que c'était la meilleure façon de gagner les élections. A ce moment-là, le mouvement de Wirathu soutenait le gouvernement sortant de Thein Sein et il mettait beaucoup de pression sur la LND. Le parti d'Aung San Suu Kyi a voulu montrer qu'il était aussi là pour défendre les intérêts de la majorité.
Quels sont les objectifs à long terme de la Birmanie concernant les Rohingyas ?
L'armée a une vision très extrémiste sur le sort à donner aux Rohingyas. Le gouvernement d'Aung San Suu Kyi n'est pas forcément directement responsable des violences, mais il ne dit rien. Est-ce que les deux camps se parlent ? Difficile de savoir ce qui se passe derrière le rideau du pouvoir... Mais quand 700'000 personnes fuient le pays en quelques semaines et que 150'000 autres vivent confinés dans des camps en Birmanie, alors qu'en totalité cette minorité serait composée de 1,1 million de personnes*, on voit bien qu'il ne s'agit pas d'un accident...
Pourquoi l'ONU est-elle impuissante?
Bien que plus modéré que l'armée, le gouvernement d'Aung San Suu Kyi est nationaliste. Il estime qu'il s'agit d'une question birmane et n'accepte donc pas les ingérences.
Pourquoi le Bangladesh refuse-t-il d'accueillir les Rohingyas plus durablement sur son territoire ?
Cela représenterait une grande charge pour ce pays, qui est déjà très peuplé. En plus, le Bangladesh estime qu'ils sont birmans. Donc qu'ils doivent retourner en Birmanie. Dans les faits, ce sont des apatrides. Personne n'en veut.
Le 28 mai dernier, un mandat d'arrêt a été émis contre Wirathu. Il est accusé de sédition pour avoir critiqué le gouvernement d'Aung San Suu Kyi. Pourquoi ce retournement de situation?
Peut-être que les autorités pensaient que l'interdiction de prêche pouvait suffire, étant donné que ce n'était pas dans leurs intérêts de trop museler Wirathu. Il reste soutenu par une large partie de la population! Et peut-être qu'à l'approche de la future échéance électorale en 2020, les autorités préfèrent se montrer plus fermes... Là encore, difficile de savoir.
>> "Le Vénérable W" est disponible sur RTSplay jusqu'au mardi 25 juin 2019.
Caroline Briner
*selon une estimation du recensement de 2014
Quelques dates clés
1824: arrivée des Britanniques
1948: indépendance
1961: le bouddhisme sacré religion d'Etat
1962: les militaires prennent le pouvoir
1978: 200'000 Rohingyas s'enfuient au Bangladesh (opération "King Dragon")
1982: les Rohingyas sont déchus de la nationalité birmane
1989: la Birmanie (pays des Birmans) devient Myanmar (pays merveilleux). Aung San Suu Kyi assignée à résidence
1990: la Ligue Nationale d'Aung San Suu Kyi remporte les législatives, qui sont annulées
1991-92: 250'000 Rohingyas s'enfuient au Bangladesh (opération "Clean and beautiful nation")
2007: Révolution de Safran
2010: Suu Kyi libérée
2012: 100'000 Rohingyas s'enfuient
2016: Htin Kyaw président, Aung San Suu Kyi cheffe du gouvernement
2017: 740'000 Rohingyas s'enfuient
Quelques films de Barbet Schroeder
- "Le Mystère von Bülow", 1990, avec Jeremy Irons et Glenn Close
- "JF partagerait appartement", 1992, avec Bridget Fonda
- "Kiss of death", 1994, avec Nicolas Cage, Samuel L.Jackson
- "Before and after", 1995, avec Meryl Streep, Liam Neeson
- "Calculs meurtriers", 2002, avec Sandra Bullock
- La "Trilogie du mal": "Général Idi Amin Dada" (1974), "L'avocat de la terreur" (2007) et "Le Vénérable W" (2017).