Il y a un peu plus d'un an, le 14 août 2018 à 11h36, alors que le temps était orageux, une partie du pont de Gênes s'effondrait, emportant avec lui la vie de 43 personnes. Plusieurs enquêtes ont été lancées depuis. Parmi elles, le rapport préliminaire des experts nommés par le juge d'instruction et déposé le 31 juillet est sans appel: la corrosion était diffuse sur tous les haubans (19% des câbles complètement corrodés et 22% corrodés à 75%), ainsi que sur le tablier (en moyenne 70% des torons présentaient une section réduite d'au moins 50%). Et ceci alors qu'aucune intervention de maintenance n'était susceptible de la ralentir.
Un rapport sur la raison de l'effondrement est attendu pour décembre. Toutes les causes fortuites ont cependant déjà été abandonnées (intempéries, chute de matériaux lourds, attaques). La pression monte d'autant plus sur la société gestionnaire Autostrade per l'Italia (Aspi) que le Ministère des infrastructures et des transports a identifié une comparaison relevante: entre 1982 et 1998 (16 ans), plus de 24 millions d'euros ont été dépensés pour des interventions structurelles, alors que, depuis la privatisation en 1999 (20 ans), moins de 500'000 euros ont été investis, soit 23'000 euros par an. Et ceci alors qu'il était notoire que le pont présentait des problèmes. L'entreprise est soupçonnée de sous-estimation volontaire de la gravité des défauts.
Le réalisateur tessinois Philippe Blanc a dressé la liste de l'ensemble des critiques. Son documentaire "Pont de Gênes: une catastrophe évitable ?" est diffusé mercredi soir sur RTS1 dans le cadre du lancement de la case enquête Doc à la Une. Il est également à découvrir ci-dessus.
Une architecture pas si parfaite
Lors de son inauguration en 1967, le pont de Gênes était considéré comme une prouesse de l'ingénierie italienne. D'une longueur de 1182 mètres pour une hauteur comprise entre 45 et 55 mètres, l'ouvrage a été conçu par l'ingénieur Riccardo Morandi, qui croyait alors, comme beaucoup d'autres à cette époque, que le béton armé était indestructible. Il avait ainsi inventé un système destiné à renforcer la solidité du pont: recouvrir les câbles d'acier des haubans par du béton armé précontraint. Cette idée se voulait d'autant plus géniale que les segments portés par les trois piles à haubans (n° 9, 10 et 11) mesuraient chacun 200 mètres.
Mais aujourd'hui, le béton armé n'est plus considéré comme indestructible. De plus, la couverture en béton armé s'avère même un problème puisque la présence de fissures facilite la corrosion des câbles cachés à l'intérieur, ainsi que la desquamation (augmentation du volume de l'acier), qui elle-même détruit le béton. Pour couronner le tout, la corrosion est cachée par le béton.
Par ailleurs, Riccardo Morandi avait estimé qu'un seul hauban par côté suffisait pour soutenir chaque tablier. "Le défaut, vu avec les yeux d'aujourd’hui, c’est qu'il n’y a pas de redondance", explique le professeur suisse Bernhard Elsener. Avec ce système, il suffit qu'un hauban flanche pour que tout un segment s'écroule. Et c'est ce qui s'est passé le 14 août 2018. Et comme un jeu du mauvais sort, l'architecte avait garanti que son pont durerait 50 ans. Il a tenu 51 ans.
Riccardo Morandi a réalisé deux autres ouvrages sur ce modèle: l'un au Venezuela, l'autre en Libye. Le premier s'est partiellement effondré en 1964 à la suite d'une collision d'un pétrolier. L'enquête avait démontré que l'hypothèse d'un choc ou celle d'un séisme n'avaient pas été prises en compte dans la conception du projet. En 1977, l'ingénieur faisait finalement part de ses inquiétudes pour le pont de Gênes. Relevant une dégradation rapide des haubans, il préconisait de protéger le pont et de le surveiller attentivement.
Une seule pile à haubans sur trois rénovées
En 1993, la première (et dernière) intervention structurelle est menée sur le pont. Les travaux se concentrent sur la pile 11. "Dans la partie supérieure du hauban côté montagne, on a trouvé les câbles principaux sectionnés à cause de la corrosion. Il y avait 30% de câbles en moins. (...) Je me le rappelle dans mon ventre. Cela faisait peur", confie l'ingénieur Gabriele Camomilla. Les quatre haubans qui partaient de part et d'autres de la pile 11 sont alors remplacés par 4X12 haubans en polyéthylène.
Alors engagé par l'Etat, Gabriele Camomilla avait signé à cette époque un rapport qui déplorait une détériorisation généralisée de tous les haubans. Mais aujourd'hui, après avoir été directeur de la recherche et de la maintenance d’Autostrade per l’Italia, l'ingénieur assure que les piles 9 et 10 "n'avaient aucun type de dégât grave". Et donc qu'aucune autre intervention n'était nécessaire.
Le passage à la privatisation
En 1999, les autoroutes sont privatisées. Le pont passe en mains d'Autostrade per Italia. Cette filiale du groupe Atlantia, lui-même en mains de la famille Benetton, gère actuellement 3000 km d'autoroutes. Les gestionnaires doivent garantir la maintenance, le contrôle et la sécurité. Et pour éviter tout monopole, la loi prévoit que les concessions soient mises aux enchères tous les cinq ans. Mais l'Etat ne l'a jamais fait. Depuis 1999, l'entreprise a réalisé un total de bénéfices nets de plus de 10 milliards d'euros. Ce montant correspond au taux rarissime de 25% des recettes. Juste en 2017, le bénéfice a atteint 1,04 milliard pour des revenus à 4,05 milliards. Et ceci alors qu'Autostrade a investi moins de 500'000 euros en 20 ans pour le pont.
"A l’heure actuelle, nous avons un régulateur totalement pris en étau : coincé entre des contrats de nature privée difficilement modifiables et des capacités techniques d’intervention très réduites", estime Marco Ponti, professeur en économie des transports.
Une proposition de nouveau pont
En 2006, l'architecte hispano-suisse Santiago Calatrava, qui a travaillé à l'EPFZ, propose de réaliser un viaduc en acier au-dessus du pont Morandi, avant de détruire l'ancien pont. Le nouveau pont devait être "beaucoup plus léger" et les voies "séparées de manière à ce que la lumière atteigne le sol", expliquait alors l'architecte.
Le projet avait séduit le président de la région Ligurie de l'époque et le ministre des Infrastructures. Toutefois, en mai 2009, Autostrade annonçait qu'il n'était plus question de démolir le pont Morandi. Des travaux de surface continueront d'être menés, que certains détracteurs appelleront "travaux de cosmétique".
Les rapports de mises en garde
En 2015, Autostrade per l'Italia annonce planifier une intervention structurelle de 20 millions d'euros. Plusieurs rapports vont se succéder, toujours avec des mises en garde. En 2016, l'ingénieur Antonio Brencich de l'Université de Gênes déplore, entre autres, "une évaluation incorrecte des effets de retrait du béton ayant produit un plan de route non horizontal". Des travaux avaient alors déjà été opérés pour éliminer les creux et les bosses, mais uniquement en surface.
Un pont qui est dans tous les livres d’histoire, soumis à des conditions de circulation très particulières, avec des points critiques déjà mis en évidence... S’il y a en Italie un pont qu’il fallait surveiller depuis 10 ans, c’était bien le viaduc sur le Polcevera!
En 2017, alors que le polytechnique de Turin relève une déformation anormale des haubans de la pile 9, Autostrade soumet son projet à vérification auprès du professeur Carmelo Gentile du polytechnique de Milan, qui est le dernier expert à avoir observé le pont avant la catastrophe. Après avoir analysé les vibrations par l'intermédiaire de capteurs, il soulève "des comportements anormaux" sur la pile 9 et propose un monitoring permanent. "S'il avait été installé, le pont n’aurait peut-être pas pu être sauvé, mais on aurait pu déclencher une alarme quelques heures plus tôt, de façon à éviter tout ce qui est arrivé", déplore l'expert.
L'intervention extraordinaire prévue pour 2018
De leur côté, les 60'000 habitants du quartier Certosa, situé sous le pont, connaissaient bien l'état de l'ouvrage. Certains d'entre eux menaient même leurs propres enquêtes, en interrogeant régulièrement le concessionnaire Autostrada, ou en étudiant la criminalité maffieuse. "Le ciment appauvri signifie que plutôt de mettre 100kg de fer, ils en auraient mis 10. Qui sait?", a confié le président du comité des citoyens de Certosa à Mise au Point l'an dernier.
Un mois avant la catastrophe, Autostrada annonçait au porte-parole du quartier Ennio Guerci que des travaux visant à renforcer les câbles allaient être lancés à l'automne. Ces travaux dits extraordinaires avaient toutefois la particularité d'être présentés comme "une intervention locale", relate le documentaire. Ce qui signifie que la sécurité n'avait pas à être vérifiée. Et qu'aucun test statique n'était à l'ordre du jour. "No comment", a réagi le procureur général de Gênes Francesco Cozzi.
La vidéo-clé de l'effondrement
Immédiatement après la catastrophe, le gouvernement ouvre une enquête. La Garde des Finances saisit l'équivalent de 60 téragytes de vidéos et de matériel informatique des techniciens et des dirigeants. "Les documents de SPEA (société de surveillance mandatée par Autostrade) et ceux d’Autostrade attestent de l’état critique du Morandi", confie Ivan Bixio, colonel de la Garde des Finances.
Le 1er juillet, le principal témoignage vidéo est rendu public. Issu d'une caméra de surveillance de l' entreprise Ferrometal, il montre clairement qu'un hauban et le sommet du pylône de la pile 9 se sont pliés.
L'expert suisse qui jette l'éponge
Trois experts sont nommés assez rapidement pour mener l'enquête préliminaire, dont le Suisse Bernhard Elsener. D'abord une vingtaine, le nombre de personnes visées est désormais de 73. Les chefs retenus sont l'homicide involontaire, l'homicide par négligence et le manquement aux règles de sécurité. Les débris sont déposés dans un hangar surveillé en permanence. En novembre, 17 débris déterminants sont envoyés en Suisse, à l'Empa (Laboratoire fédéral d'essai des matériaux et de recherche). Près de 3400 fils sont soumis à des essais de compression, à des test de traction et à des analyses chimiques.
En avril, le professeur Bernhard Elsener a démissionné du collège d'experts de la magistrature. En plus d'une charge trop grande pour lui, il fait état de pression et de délais très serrés. Certaines de ses déclarations ont été vivement critiquées, notamment par les avocats. "Cela a dégénéré en une justification constante et l'ensemble du processus a été extrêmement retardé", a-t-il confié au média en ligne Watson. Un autre expert a pris sa place. Bernhard Elsener estimait en mai que cette nouvelle équipe saurait "protester contre les tentatives d'influence" car elle n'avait "plus besoin d'argent". La sévérité du rapport (cité plus haut) semble confirmer ses prédictions.
La défense d'Autostrade per Italia
Assez rapidement, Autostrade a affirmé que la situation était trop complexe et qu'il appartenait à la justice d'établir ce qu'il s'était passé. Actuellement, il se pourrait que l'entreprise prépare sa défense en dénonçant des vices de construction. Le gestionnaire, qui n'a pas voulu s'exprimer dans le documentaire, a parallèlement entamé des négociations confidentielles avec les familles des victimes sur un accord avec clause de renonciation à une procédure civile. Seules deux familles sur 63 ont rejeté cette indemnisation.
Les contre-attaques ont été nombreuses ces derniers mois. L'ex-expert de l'entreprise Gabriele Camomilla a ainsi affirmé que la catastrophe avait été provoquée par "des cygnes noirs", à savoir la combinaison de plusieurs facteurs qui provoquent un évènement imprévisible. Il mentionnait la foudre, qui aurait pu accéder à la partie métallique. Ou alors une bobine de métal qui serait tombée d'un camion (qui roulait à 40km/h) et dont la chute avait été observée par un Tchèque. Interrogé, le témoin-clé a cependant tout démenti.
Les autorités aussi pointées du doigt
Les autorités sont critiquées pour leur faible contrôle des autoroutes et pour leur trop faible développement du réseau autoroutier. Ainsi en 50 ans, le nombre de passages de camion a grossi de vingt fois en raison de l'activité portuaire. Mais aucune autre route n'a été développée pour dévier une partie de la circulation sur un autre axe.
Concernant la surveillance des routes, le chef du bureau du Ministère en charge de la surveillance technique et opérationnelle du réseau autoroutier a vidé son sac pendant l'interrogatoire. "Il y en a eu pour tout le monde", indique le documentaire, en relevant que les autorités ne disposeraient pas de techniciens aptes à évaluer les inspections des gestionnaires des routes.
Quoiqu'il reconnaisse que la catastrophe aurait pu être évitée, le procureur général de Gênes Francesco Cozzi n'admet aucune responsabilité politique dans les rapports qu'a entretenus l'Etat avec les concessionnaires: "L'État n'a pas d'obligation de contrôle. Il a un pouvoir de contrôle. L’obligation impose des échéances précises d’intervention alors que le pouvoir de contrôle (....) risque d’être bien plus faible".
Pour le professeur Marco Ponti, il ne fait pas de doute que les autoroutes constituent "un festin" partagé entre l'Etat et les privés, au détriment des utilisateurs.
Caroline Briner avec la participation de Philippe Blanc
Un changement de vie pour les Génois
- Le pont s'est écroulé le 14 août 2018. Le chantier a débuté en décembre et le démantèlement à proprement parler en février 2019. Les grosses piles 10 et 11 ont été détruites à l'explosif au mois de juin. En tout, 50'000 tonnes de béton armé étaient à déblayer. Ces travaux dépassent les 20 millions de francs.
- Le nouveau pont est en cours de reconstruction depuis décembre 2018. Totalement en acier, il comprendra un monument à la mémoire des 43 victimes. Dessiné par le Génois Renzo Piano (Centre Pompidou, Centre Paul Klee, Fondation Beyeler), l'ouvrage doit être inauguré en avril 2020. Son coût est de 202 millions d'euros. Reste la question de la concession... Cela pourrait coûter des milliards de retirer la concession à Autostrada, à moins qu'il soit prouvé que la compagnie a la principale responsabilité de la catastrophe.
- Une réforme des règles encadrant les concessions autoroutières a été promise par le gouvernement en septembre 2018. Les sociétés contractuelles auraient l'obligation de réinvestir une part accrue de leurs bénéfices dans le réseau autoroutier. Par ailleurs, six autres viaducs ont été placés sous haute surveillance.
- Sous le pont, un millier de personnes ont vu leurs maisons démolies. Les quelque 60'000 autres habitants du quartier Certosa ont vécu de manière isolée durant un an, la route d'accès pour le centre-ville ayant été bloquée par les gravats.
- Plusieurs fonds ont été créés, tant pour les familles des victimes que pour les habitants qui ont dû quitter leur maison. Autostrade a promis au moins 500 millions d'euros.