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"Les Allemands de l'Est se sentent pillés de leur propre histoire"

Géopolitis: Allemagne, le mur fantôme [Keystone - AP Photo/Lionel Cironneau]
Allemagne, le mur fantôme / Geopolitis / 26 min. / le 3 novembre 2019
Le mur de Berlin s'effondrait il y a 30 ans. Et pourtant, les disparités entre l'est et l'ouest du pays perdurent. L'ex-ambassadeur suisse à Berlin Tim Guldimann estime que les Allemands de l'Est ont été dépossédés de leur propre révolution.

La nuit du 9 novembre 1989, devant les caméras du monde, Berlin bouillonnante fait céder le mur qui la divise depuis 28 ans. Le mur de Berlin restait le symbole le plus fort de la division de l'Europe durant la Guerre froide. Sa chute précipite la fin du communisme en Europe de l'Est. "On parle toujours de la chute du Mur et de la réunification de l'Allemagne. Avec cette interprétation, on ne se rend pas compte que c'était une révolution paisible du peuple de l'Allemagne de l'Est qui a réussi", analyse Tim Guldimann, ambassadeur suisse à Berlin de 2010 à 2015 et invité de Géopolitis.

Le mouvement de contestation contre le régime communiste a débuté bien avant 1989. Le premier soulèvement populaire éclatait à Berlin-Est en 1953. Le tournant décisif s'est joué à Leipzig des années plus tard. Le lundi 9 octobre 1989, un mois avant la chute du Mur, une foule de 70'000 manifestants défilent rassemblés sous le slogan "Wir sind das Volk!" ("Nous sommes le peuple!"). Le journaliste du Temps Stéphane Bussard, alors étudiant à Leipzig, était présent ce soir-là. Il raconte: "C'est là que six personnalités est-allemandes ont négocié avec le gouvernement est-allemand pour le convaincre de ne pas recourir à la violence. Parce qu'il faut bien se rappeler que le gouvernement est-allemand avait applaudi à la répression de Tiananmen quelques mois plus tôt. On se rendait compte que la roue de l'histoire était en train de tourner".

Mais la roue de l'histoire a été détournée par l'Occident, estime l'ex-ambassadeur Tim Guldimann, qui déplore un "discours occidental" sur ces événements: "La réunification, décidée surtout à l'Ouest, a confisqué cette révolution populaire. L'interprétation des événements s'est pour ainsi dire transférée à l'Ouest". Et d'ajouter: "Les Allemands de l'Est se sentent pillés de leur propre histoire".

Un mur fantôme

Trente ans après la chute du mur de Berlin, l'Allemagne réunifiée compose toujours avec ses fractures Est-Ouest. Les disparités sont d'abord économiques. Les anciens Länder communistes ne pèsent pas très lourd dans l’économie: 11% du PIB allemand, sans compter la ville de Berlin. Le chômage y reste en moyenne plus élevé, 6,5% aujourd'hui, contre 4,7% à l'Ouest, malgré une baisse continue depuis 2005. Le salaire moyen brut est aussi nettement moins élevé: 2690 euros par mois à l'Est, 3330 euros à l'Ouest.

La partie orientale se distingue aussi par la montée en puissance de l'AfD, le parti d'extrême-droite allemand, qui s'est encore confirmée début septembre lors d'élections régionales dans le Land de Saxe et celui de Brandebourg. "La majorité des Allemands de l'Est se considèrent comme des citoyens de deuxième classe", relève Tim Guldimann. "Je pense que le succès de l'extrême droite à l'Est a quelque chose à voir avec cette perte d'identité, en tant que peuple qui n'existe plus", poursuit-il.

La réunification de l'Allemagne n'a pas encore réussi.

Tim Guldimann

Le 9 novembre prochain, Berlin s'apprête à célébrer avec faste le 30e anniversaire de la chute du Mur. Pour Tim Guldimann, les festivités ne cacheront pas les fractures qui divisent encore le pays: "Je crois qu'il est impossible de célébrer un événement, dont l'interprétation est si partagée, et alors que la réunification du pays n'a pas réussi jusqu'à maintenant".

Mélanie Ohayon

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