Internet était à nouveau disponible samedi en Iran. Mais jusque-là et depuis le 16 novembre, quelque 80 millions d'Iraniens et Iraniennes étaient virtuellement coupés du monde. Le gouvernement iranien avait décidé de totalement bloquer la connexion à internet, après avoir soudainement augmenté le prix de l'essence, ce qui a fait éclater des manifestations populaires et des heurts violents.
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Conséquence de ce blocage, plus d'accès aux réseaux sociaux, plus possible de communiquer autrement que par téléphone, et plus possible de diffuser des informations vers l'extérieur, autant d'éléments essentiels à une contestation populaire. Les autorités iraniennes ont justifié cette décision par la nécessité d'empêcher des forces étrangères d'attiser les violences et de déstabiliser le pays.
Réseau national épargné
Malgré la coupure avec l'extérieur, un réseau national a subsisté en Iran, permettant aux administrations et à l'économie de continuer à fonctionner. Le rétablissement de la connexion avec l'étranger a progressivement commencé jeudi dans la province d'Hormozgan, et s'est généralisée samedi, comme le montre l'évolution en direct de la connexion en Iran observée par l'ONG Netblocks.
Si habituellement la population contourne la censure des réseaux sociaux grâce aux VPN (Réseau privé virtuel), cette manœuvre n’était plus possible ces derniers jours. Seules quelques applications iraniennes permettaient aux ressortissants à l'étranger de prendre des nouvelles de leurs proches.
Une "sophistication" de la censure
"C'est la première fois que tout le territoire de l'Iran a été totalement coupé d'Internet pendant une semaine", constate Julie Owono, directrice exécutive de l’ONG Internet sans frontières. Invitée dans l'émission Forum de la RTS samedi soir, elle évoque une "sophistication de la censure" pour décrire la petite marge de connectivité conservée pour alimenter les services internes essentiels.
A ses yeux, Internet est un vrai marqueur de démocratie. "La première tendance a été de couper le réseau pendant les élections. Ensuite, ces coupures ont commencé à devenir récurrentes au cours de manifestations, comme en Egypte en 2011 lors des protestations sur la place Tahrir", détaille la spécialiste. "Internet est un outil qui a permis de libérer la parole dans un certain nombre de pays, et qui permet l'avancée des principes démocratiques. Evidemment, cela ne convient pas aux principes défendus par les pays beaucoup plus répressifs".
Près de 200 coupures en 2018
L'Iran n'est pas le seul pays à user de cette mesure. Son voisin l'Irak a récemment restreint ou bloqué internet à l'occasion des contestations populaires ayant débuté en octobre. Ces coupures font toujours craindre aux manifestants une augmentation des violences policières, puisque la communauté internationale ne peut pas en être informée.
Mais le pays qui interrompt le plus souvent l'accès au réseau est l'Inde, avec 134 fois en 2018. Depuis début 2019, dans la région du Cachemire, la connexion a été coupée plus de 60 fois, dénonçait en juillet Reporters sans frontières. Selon l'ONG, si la plupart de ces coupures ne dépassent pas 24 heures, la plus longue, en 2017, a duré près de cinq mois.
Selon le regroupement d'ONG Accessnew, qui publie un rapport chaque année, le nombre de coupures dans le monde est en augmentation. De 75 en 2016, le nombre a augmenté à 106 en 2017 et 196 en 2018.
Pratiqué dans 25 pays, le blocage affecte surtout l'Asie et l'Afrique. Le Cameroun a par exemple compté quelque 230 jours de blocus entre janvier 2017 et mars 2018.
Pour combattre cette tendance, une coalition d'organisations s'est créée sous la bannière #KeepItOn ("Maintenez-le allumé"). Elle considère ces blocages comme constituant une vraie menace pour les droits humains.
Mouna Hussain, Caroline Stevan/vic/agences
Eriger des frontières numériques
Même si ce n'est pas une première, le niveau de sophistication du blocage d'internet en Iran serait sans précédent, explique dans Le Monde Frédérick Douzet, chercheuse en enjeux stratégiques et géopolitiques du numérique.
Une coupure rendue possible par la structure même du réseau iranien, relié au monde extérieur par trois opérateurs uniquement, sous l'égide du gouvernement. En mai dernier, la République iranienne annonçait avoir complété à 80% son internet national, limitant ainsi sa dépendance au réseau international.
D'autres pays possèdent la possibilité technique de fermer leurs frontières numériques. À commencer par la Chine qui a conçu son réseau tardivement, dans les années 2000, à une période où l'importance d'internet était déjà connue. La République populaire a ainsi dès le départ restreint les voies de sortie.
La Russie a un réseau un peu plus ancien et compte donc des milliers de fournisseurs d’accès, ce qui rend son contrôle difficile. Ce 1er novembre, une loi controversée pour la création d'un "internet souverain", isolé des grands serveurs mondiaux, est entrée en vigueur.
En Europe occidentale, les réseaux internet se sont bâtis de manière très ouverte et décentralisée. Le maillage étant énorme, une coupure à l’iranienne serait quasi impossible et extrêmement laborieuse.