Du Mexique au Tessin, les tentacules de la mafia

Grand Format Série

RTS - montage

Introduction

Trafic de drogue, d'armes ou de sexe, les mafias oeuvrent dans la violence et l'illégalité. Les gangsters fascinent pourtant toujours plus, et ont de l'influence jusque dans les sphères du pouvoir. Du Mexique à la Suisse, en passant par la Russie et l'Italie, une série pour décrypter les réseaux criminels internationaux.

Episode 1
Les gangsters dans la culture, de malfrats à modèles

Keystone - Netflix

Narcos, Peaky blinders, The Wire, Gomorra, Mafiosa ou plus récemment El Chapo. Autant de fictions sur les réseaux mafieux qui se multiplient ces dernières années.

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Cette prolifération de séries inquiète le sociologue français Erwan Lecoeur: "Par ce biais, les mafieux sont de plus en plus acceptés et acceptables. Les générations futures sont en train de s’habituer à des choses qui ne sont pas forcément morales."

Et parfois, le réalité rattrape la fiction. En 2015, le chef du cartel de Sinaloa, El Chapo, a été interviewé en personne par le réalisateur Sean Penn alors qu'il était en cavale.

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Influence jusque dans la politique

Les mafieux paraissent ainsi fréquentables, et la société tolère des comportements autrefois impensables. Même les politiques flirtent avec un style mafieux.

"On assiste depuis quelques années à une libération des mots de haine et des conflits entre les groupes sociaux, constate le sociologue. Les discours sont de plus en plus durs et parfois les actes suivent les discours".

Le président américain Donald Trump lui-même a été comparé à un parrain par l'ancien directeur du FBI James Comey. "Aspiré dans l'orbite Trump, j'avais des flash-back qui me ramenaient au début de ma carrière, lorsque j'étais procureur et que je luttais contre la mafia",  écrivait-il dans son livre "Mensonges et vérités, une loyauté à toute épreuve".

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"Le parrain contrôle tout. Les serments d'allégeance. La mentalité du 'eux contre nous'. Les mensonges à tous les étages au service d'un code de loyauté qui plaçait l'organisation au-dessus de la loi, de la morale et de la vérité."

Modèle de réussite

Ainsi, la frontière même symbolique entre pouvoir et organisations criminelles semble de plus en plus poreuse. Tandis que la figure de mafieux se mue en réussite sociale.

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"On est sur un imaginaire du mafieux qui a plus ou moins gagné dans l’imaginaire global depuis une dizaine d'années. Il ne faut pas s’étonner si les enfants veulent plutôt devenir mafieux qu'instituteurs", constate le sociologue français Erwan Lecoeur.

Episode 2
Les femmes mafieuses, de victimes à dirigeantes

AFP - CIUDAD DE MÉXICO

Des mères, épouses ou filles éplorées. C'est ainsi que sont souvent représentées les femmes dans les milieux mafieux. A l'exemple de ce cliché de Franco Zecchin:

Cliché représentant la femme et les filles de Benedetto Grado après son meurtre. [AFP - Franco Zecchin]
Cliché représentant la femme et les filles de Benedetto Grado après son meurtre. [AFP - Franco Zecchin]

De position de victime passive, certaines femmes sont passées à dirigeantes actives. Si elles ne commettent pas elles-mêmes les crimes, elles en sont souvent les commanditaires. C’est ce que des chercheuses ont appelé "le côté sombre de l'émancipation".

Dans son documentaire "Les femmes dans la mafia", la réalisatrice Anne Veyron raconte l'histoire de ces figures féminines et l'évolution du regard porté sur elles.

"C'est dans les années 80-90 que la vision machiste a commencé à changer. L'émancipation passe aussi par le regard de la justice qui ne les considère plus que comme de simples femmes au foyer victimes de leurs maris. Elles ont aussi une forme de violence et d’envie de vengeance, de goût du pouvoir."

Baronne de la drogue

De simples mules ou narco-trafiquantes intermédiaires, certaines sont devenues baronnes de la drogue, à l'exemple de Griselda Blanco. La Colombienne, assassinée à 70 ans en pleine rue, avait été le mentor du célèbre narco-trafiquant Pablo Escobar.

Surnommée "la Veuve noire", la "baronne de la cocaïne", ou encore "Marraine", c'est elle qui a ouvert la route de la drogue vers les Etats-Unis. Cruelle, stratège, impitoyable, elle a fasciné au point d'être l'héroïne du film "Godmother", dans lequel elle est incarnée par Catherine Zeta-Jones.

Dans la fiction française, la série "Mafiosa" met en scène le personnage de Sandra Paoli, fille d'un chef de clan qu'elle remplace après son décès. La série Gomorra présente également de nombreuses figures féminines inspirées de la mafia napolitaine.

Un monde toujours machiste

Ces figures féminines restent toutefois rares. Les Italiennes représentent par exemple moins de 8% des délinquants violents. Utilisées pour créer du lien entre les clans, les femmes deviennent souvent boss en raison de leur liens familiaux.

"Vu le nombre de repentis, les mafieux font de moins en moins confiance et préfèrent se tourner vers les femmes de leur famille", explique la réalisatrice Anne Veyron.

Ainsi, même si certaines ont pu sortir du rôle de victime, les mafias continuent de favoriser l'exploitation des femmes et restent des milieux extrêmement machistes.

Episode 3
Les narcos jusque dans les sphères du pouvoir

Reuters - Guglielmo Mangiapane

Pour protéger leurs réseaux de drogue, les cartels tentent de contrôler les sphères du pouvoir et parviennent parfois à s'infiltrer jusque dans les plus hautes sphères de l'Etat.

"Pablo Escobar n'a pas construit son business ni sa fortune grâce à son management ou à son intelligence", expliquait le fils du célèbre baron de la drogue dans une interview il y a deux ans. C'est grâce à la corruption internationale, aux plus hauts niveaux de la planète".

>> Voir aussi l'interview du fils de Pablo Escobar par la RTS en octobre 2018 :

Le fils de Pablo Escobar Sebastián Marroquín donne une conférence sur la vie de son père, célèbre narcotrafiquant.
12h45 - Publié le 22 septembre 2018

Depuis, ce n'est plus la Colombie mais le Mexique qui est devenu la plaque tournante du narcotrafic d'Amérique centrale. Pour garantir le passage de leurs convois, les cartels arrosent les autorités.

Les moyens de corruption, cadeaux, versements en cash, sont difficiles à tracer. Les rares journalistes qui se risquent à enquêter finissent souvent par être tués.

C'est par des aveux que filtrent parfois des informations. Lors du procès d'El Chapo à New York cette année, certains cadres de l'organisation ont assuré que le baron du cartel de Sinaloa aurait versé des millions en pots-de-vins aux présidents Felipe Calderon et à son successeur Enrique Peña Nieto.

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Changement de régime, une aubaine pour les cartels

En 2000, l'arrivée de la droite au pouvoir, après des décennies d'hégémonie d'un parti unique (le Partido Revolucionario Institucional), a ouvert une brèche que les cartels ont exploitée.

"Cela a changé toutes les alliances régionales, le schéma qui avait prédominé pendant plusieurs décennies a été bousculé", explique le chercheur Jean Clot, associé au laboratoire "Pacte" de l'université de Grenoble ainsi qu'au Groupement Romand des Etudes sur les Addictions (GREA). "Certains groupes criminels ont par exemple pu investir dans des campagnes électorales."

Mais les gouvernements de droite décident de mener une guerre ouverte aux cartels, ce qui fait exploser le niveau de violence. L'année dernière, le Mexique a compté quelque 33'000 meurtres, dont 11'000 directement liés au narcotrafic.

Car des armées, les organisations criminelles en contrôlent également, à l'exemple des Zetas. "Le cartel du Golfe s'est demandé pourquoi former des gens à une discipline de fer alors qu'il pouvait recruter directement dans l’armée", explique le chercheur Jean Clot.

"Les narcotrafiquants ont donc enrôlé des déserteurs de troupes d’élite du Guatemala, et même des troupes mexicaines formées aux Etats-Unis. Mais ils ont fini par totalement perdre le contrôle de leur bras armé, qui est devenu indépendant.

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Un contexte favorable

Les organisations criminelles parviennent à étendre leur influence au-delà des frontières mexicaines. En octobre passé, le frère du président du Honduras est condamné aux Etats-Unis pour trafic de drogue.

D'après l'accusation, le président hondurien Juan Orlando Hernandez lui-même aurait touché un million de dollars d'El Chapo pour sa campagne électorale, ce qu'il dément.

"Si les cartels d'Amérique centrale parviennent à infiltrer les sphères du pouvoir, c'est notamment dû à un contexte favorable", estime le chercheur. "Les institutions sont faibles, il y a ce passé de guerre civile, et donc une société assez violente, ainsi que de la corruption et du clientélisme."

De la Colombie jusqu'au nord du Mexique, peut-être même au-delà, la sphère d'influence des cartels est opaque et échappe à la logique des Etats, jusqu'à ressembler à de véritables multinationales du crime organisé.

Episode 4
La Suisse, eldorado de la mafia italienne

Carabinieri di reggio Calabria/Keystone

La mafia rime souvent avec Italie, Mexique ou encore Russie. C'est peut-être moins évident, mais la Suisse est également concernée. Si sa présence y est moins violente, elle reste tout de même importante.

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La mafia italienne aime la Suisse et cela ne date pas d’hier. De tous temps, le crime organisé dans la Botte a cherché à y dissimuler et recycler l’argent provenant de ses activités illégales.

La 'Ndrangheta en Suisse

Une présence sur territoire helvétique rendue davantage visible par une vidéo parue en 2015, et qui a fait le tour du monde.

Filmées par la police fédérale, les images montrent une réunion de membres présumés de la ‘Ndrangheta calabraise, à Frauenfeld, dans le canton de Thurgovie. Deux participants avaient été arrêtés et extradés vers l'Italie.

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Il y a quelques semaines, la Haute Cour de la Péninsule a donné l’ordre de relâcher les deux hommes, faute de preuve, selon les magistrats italiens. Les activités mafieuses hors des frontières italiennes n’étant pas établies dans ce cas.

Une décision qui a créé la stupeur, et qui fera jurisprudence, avec des conséquences qui ne toucheront pas que l'Italie, mais la Suisse aussi, redoutent les spécialistes du crime organisé.

>> Regarder l'émission "Outre-Zapping" du 30 mai 2015 sur la mafia à Frauenfeld. :

Les mafieux de Frauenfeld
OUTRE-Zapping - Publié le 30 mai 2015

Le Tessin, destination privilégiée des mafias italiennes, pour y dissimuler leurs capitaux, a durci ses contrôles, afin d’empêcher des repris de justice ou des suspects de s’établir dans le canton.

Depuis, les clans sont remontés plus au Nord, dans les vallées italophones des Grisons. La Mesolcina et la Calanca, géographiquement plus proches de Bellinzone que de Coire, sont devenues le nouvel Eldorado du crime organisé.

Sur 8700 habitants, on comptait quelque 1600 sociétés boîtes aux lettres. Des entreprises fantomatiques, soupçonnées d’évasion fiscale et de recyclage de capitaux.

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"Laxisme" des autorités

Une évolution à mettre sur le compte d'un laxisme typiquement helvétique, à en croire l'ancien procureur du Tessin, Paolo Bernasconi, surnommé "Mafiajäger", ou "chasseur de mafieux".

"C’est l'attitude typique de certaines autorités administratives suisses, estime-t-il. Jusqu'au moment où l'on ne voit pas une personne assassinée sur le territoire suisse, on ne fait rien, on continue à fermer les yeux. Il est absolument insupportable que les autorités des Grisons continuent de tolérer cet Eldorado dans la Mesolcina."

Pour l'ancien procureur, les autorités suisses manquent également de savoir-faire en matière de traque de la mafia: "Il faut apprendre comment interroger une personne appartenant aux organisations criminelles italiennes. Il faut envoyer nos magistrats travailler en Italie, vivre des interrogatoires et connaître le milieu, et pas rester enfermer dans de merveilleux bureaux à Lugano ou à Berne."

Pourtant, la Police fédérale, sur décision du Conseil fédéral, a mis la lutte contre le crime organisé au sommet de ses priorités pour sa stratégie 2020-2023.

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D'autant qu'une nouvelle organisation se met en place, explique l'expert Marco Omizzolo, auteur du livre "la Quinta Mafia" ("La cinquième mafia").

"Il s'agit d'un lien entre mafias qui font des affaires en commun et nouent des liens avec la politique, l'économie et les professions libérales; un phénomène qui transforme la mafia traditionnelle en une mafia invisible, à travers la corruption et une apparente légalité, ce qui la rend encore plus dangereuse".

Une "Quinta mafia" à quelques jets de pierres de la Suisse, et dont les tentacules traversent allégrement les frontières.

Episode 5
La mafia russe, omniprésente

La mafia russe hante l’imaginaire collectif occidental, y compris le cinéma. Dès la chute de l'Union soviétique, avec l'ouverture des frontières, ces gangsters venus du froid ont étendu leur empire à l’international.

"Il n'y a pas un continent, hormis l’Antarctique, où ils ne sont pas présents", affirme Mark Galeotti, auteur entre autres du livre "The Vory: Russia’s super mafia".

"Les gangsters russes ne viennent pas dans un nouveau pays avec l’ambition de prendre le contrôle de la pègre, explique l'expert. Ils disent plutôt aux gangsters existants : quel que soit votre besoin, nous pouvons y répondre."

Les Russes sont ainsi devenus les fournisseurs des autres gangsters partout dans le monde. Et s'ils sont efficaces, c’est parce qu'ils peuvent compter sur leur pays comme base-arrière.

"La Constitution russe garantit aux citoyens qu'ils ne seront pas extradés, explique Mark Galeotti. Beaucoup de gangsters mènent des opérations à l’étranger et dès qu'ils sont inquiétés par la police, ils retournent en Russie, où ils seront en sécurité."

De l'argent et des armes trouvés par le département contre le crime organisé (OBP) russe en 1991. [AFP - Sputnik]
De l'argent et des armes trouvés par le département contre le crime organisé (OBOP) en 1991. [AFP - Sputnik]

Un outil du pouvoir

À en croire le spécialiste de la criminalité transnationale, ces gangsters seraient également utilisés par le pouvoir pour mener des opérations de déstabilisation à l'étranger, en Europe notamment, pour récolter du renseignement ou lever des fonds pour des campagnes de désinformation, par exemple.

Les services secrets russes sous-traiteraient certaines opérations à des mafieux, par manque de personnel ou pour des compétences spécifiques que possèdent les gangsters, estime Mark Galeotti.

Il reconnaît toutefois que les pays occidentaux ont certainement aussi utilisé les services de gangsters dans des situations exceptionnelles, mais moins fréquemment que Moscou, selon lui.

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Pour autant, on ne peut pas qualifier la Russie d’Etat mafieux, estime l'expert: "Je n’aime pas cette formulation, car elle implique que soit le Kremlin dirige la mafia, soit la mafia contrôle le Kremlin. Alors que c'est plus complexe. Je dirais plutôt que le crime organisé en Russie opère dans les limites que le Kremlin veut bien lui laisser. "

C'est pourquoi, par exemple, les rues du pays sont beaucoup plus sûres aujourd'hui que dans les années 1990, quand les gangsters étaient rois.

Culture russe imprégnée

La longue histoire de la mafia russe a également profondément marqué la culture du pays, de l'art des tatouages à la musique.

ll existe un genre musical très populaire en Union soviétique et encore aujourd'hui, les "blatnye pesni", des chansons qui racontent le quotidien des voyous, leurs histoires d'amour, leurs peines et leurs espoirs depuis la prison.

"On voit des grands-mères aller à ces concerts, on entend ces chansons dans les taxis, raconte Mark Galeotti. On dira que c'est parce que tous les Russes sont des gangsters. Bien sûr que non ! Mais ça montre à quel point un si grand nombre d'attitudes, de valeurs culturelles de ce monde ont été normalisées."

Cependant, on voit émerger une nouvelle génération de citoyens qui cherche à s'en distancier, note Mark Galeotti. Une loi récemment votée, permettant de condamner les parrains de la mafia, pourrait constituer un premier pas.