La Chine tient un rôle majeur dans la course aux technologies de surveillance lancée à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Après avoir introduit les caméras à reconnaissance faciale en 2008 à l'occasion des JO, la Chine est désormais au coude-à-coude avec les Etats-Unis en terme d'investissement dans l'intelligence artificielle. L'objectif de Pékin est double: renforcer sa sécurité intérieure et devenir le leader mondial de l'intelligence artificielle d'ici 2030, avec un budget annuel de plus de 60 milliards de dollars. A titre de comparaison, la Commission européenne vient d'annoncer un budget annuel de 20 milliards d'euros.
L'an 2020 constitue déjà une étape-clé pour la Chine, avec la mise en application du Système de crédit social (SCS) sur l'ensemble du territoire. Plus de 600 millions de caméras de surveillance sont prévues cette année pour faciliter cette notation des habitants (voir plus bas). Au moins 400 millions auraient déjà été installées dans les rues, les gares, les bus, les taxis, etc. La plupart sont des caméras intelligentes, capables de reconnaissance faciale grâce à une modélisation de chaque visage, qui peut comprendre jusqu'à 500 millions de chiffres. Certaines peuvent identifier les gens de dos, grâce à leur démarche. D'autres analysent les comportements, comme les accélérations ou les brusques changements de température corporelle, afin de repérer d'éventuels criminels.
Avec l'épidémie du coronavirus, cet arsenal technologique a explosé. Des logiciels capables de reconnaissance faciale malgré le port de masque ont été développés et l'implantation des caméras thermiques pour débusquer les malades s'est généralisée, sur les casques des policiers, dans les bus ou encore sur des drones... Par ailleurs, le système de paiement mobile du géant chinois Alibaba livre désormais une analyse fine des déplacements de chacun. L'application indique si le citoyen a voyagé dans des pays à risque ou même simplement s'il s'est trouvé à proximité de personnes atteintes du coronavirus. Si un code QR orange ou rouge s'affiche, les accès à certains lieux publics deviennent interdits. Ce système est appliqué dans 200 villes, selon le New York Times.
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Tous scrutés, tous notés
Réalisé avant l'apparition du Covid-19, le documentaire "Tous surveillés: 7 milliards de suspects" rappelle que cette surveillance massive n'est que l'aboutissement d'une stratégie plus générale de contrôle de la population. Le "totalitarisme numérique", comme l'appelle le film, ne se limite pas aux caméras intelligentes et à la géolocalisation; il s'accompagne d'une veille d'internet (entre 20'000 et 50'000 policiers seraient mobilisés pour le big data), d'une délation généralisée et enfin du "crédit social".
Le "SCS" est un système qui note les habitants (chinois comme étranger) et les entreprises selon leur niveau de vertu. Il vise à lutter contre les incivilités, et plus globalement à maintenir l'ordre. Moins une personne a de points, moins elle a de droits. Les pénalités peuvent être la perte de l'adhésion au Parti communiste, l'interdiction d'accéder à des responsabilités politiques ou administratives, l'impossibilité de contracter des crédits bancaires ou de bénéficier de soutien étatique ou encore l'interdiction de voyager. En 2018, près de 17 millions de Chinois n'ont pas eu le droit de prendre l'avion et 5 millions le train à grande vitesse. En plus de perdre des capacités d'action, les moins bien notés sont ostracisés. Leurs portraits sont affichés sur des écrans géants. Dans certaines provinces, un message d'alerte retentit lorsqu'on leur téléphone.
Si la France avait eu le système de "crédit social", il n'y aurait jamais eu les Gilets jaunes
Le "crédit social" a été élaboré au début des années 2000 par un certain Lin Junyue, chargé d'analyser le système de bonus/malus des assurances aux Etats-Unis. Il a été instauré dans différentes régions dès 2013. Et il doit maintenant être généralisé dans toute la République, sans standard national toutefois. "Les gouvernements locaux sont ceux qui savent le mieux ce qui leur convient", explique la Commission nationale de réforme et de développement citée par le China Daily.
La liste des comportements inadaptés varie ainsi selon les régions: conduire en état d'ivresse, traverser au rouge, trop s'absenter aux cours, brûler des feuilles, découper illégalement de la nourriture, utiliser trop de papier toilettes au Temple du Ciel à Pékin... A l'inverse, la dénonciation fait gagner des points, ainsi que planter des arbres, aider les personnes âgées, rembourser ses dettes, etc. Les "modèles de moralité" voient leur portrait affiché dans les lieux publics, coupe à la main.
Avant, le gouvernement sévissait en secret. Maintenant, il a le courage de le dire ouvertement
Alors qu'en Occident, le "système de crédit social" effraie et est régulièrement comparé à la dystopie "1984" de George Orwell, ce contrôle à points est vu d'un bon oeil en Chine. Baignés par le confucianisme (qui valorise la vertu) et le légisme (qui valorise la loi), les habitants semblent considérer dans leur majorité que le SCS permet au pays de s'élever, après de nombreux scandales de fraudes et de corruption. L'opposition civile reste marginale. "Avec le crédit social, plus personne ne va tenter des expériences, prendre des risques. Nous deviendrons des machines. Je trouve ça détestable", confie dans le film Ge Yulu, activiste connu pour placer des échafaudages devant les caméras de surveillance.
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Le Xinjiang, le contrôle social à son extrême
La surveillance des citoyens est poussée à son extrême dans la Région autonome du Xinjiang, où cohabitent les Hans (41% de la population locale) et plusieurs minorités musulmanes, dont les Ouïghours (45%). Depuis les violents affrontements de 2009 entre Hans et Ouïghours, le budget pour la sécurité y a été multiplié par dix pour atteindre 10 milliards de dollars. Des check-points à reconnaissance faciale ont été installés aux entrées de la ville, dans les gares, les hôtels, les commerces, etc. Le nombre de commissariats a explosé.
Les Ouïghours ne peuvent plus sortir du Xinjiang sans autorisation. Ils sont régulièrement fouillés et leur téléphone comprend une application de géolocalisation obligatoire. Les conversations dans la rue peuvent être mises sur écoute et un décodeur a été donné aux ménages, affirme un réfugié à Paris. Dans la capitale Urumqi, les numéros des cartes d'identité figurent à l'entrée des domiciles, ainsi qu'un code QR accessible aux forces locales. L'application qui y est rattachée est connectée aux caméras de surveillance. Elle recense bien d'autres données, allant du groupe sanguin à la consommation d'eau en passant par les appareils de musculation utilisés ou les corans achetés, précise le célèbre hacker français Baptiste Robert. Des algorithmes analysent toutes ces données pour détecter les cas suspects. Mais le niveau de vertu exigé est très élevé...
Ainsi, entre le 19 et 25 juin 2017, la base de données a notifié 24'412 suspects: 706 ont été placés en détention, tandis que 15'683 autres ont été envoyés pour rééducation dans un "centre d'enseignement", selon le consortium de journalistes. Plus d'un million de musulmans seraient enfermés dans un camp, soit 10% de la population ouïghoure, affirment plusieurs ONG, dont Human Rights Watch.
Les journalistes ne sont plus les bienvenus au Xinjiang. La récolte d'informations pour le documentaire a ainsi été très compliquée. Surveillance, filature, images effacées: les auteurs du film disent avoir subi de nombreuses pressions. Plusieurs de leurs rares témoins ont disparu.
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Les licornes chinoises au service de Pékin
Pour parvenir à la surveillance numérique de sa population, Pékin s'est associé à de nombreuses entreprises mammouth, dont les BATX: Baidu (Google chinois), Alibaba (Amazon chinois), Tencent (Facebook chinois) et Xiomi (Apple chinois). Ces licornes actrices de la surveillance sont parvenues à lever des fonds très rapidement. Leur capitalisation boursière équivaut à 1132 milliards de dollars contre 3438 milliards pour les GAFAM américains. Les BATX sont "des collaborateurs du système de Xi Jinping", assure le sinologue Alain Wang dans le documentaire, en rappelant qu'en Chine toute entreprise de plus de 50 personnes est obligée de compter en son sein un secrétaire général du Parti communiste.
Par ailleurs, la Chine abrite désormais six des onze licornes de l'intelligence artificielle, dont SenseTime, spécialiste de la reconnaissance faciale, qui équipe le ministère chinois de la Sécurité publique et une quarantaine de gouvernements locaux. Pékin peut aussi compter sur Hikvision, qui détenait plus de 20% de part de marché dans la vidéosurveillance en 2017, Dahua Technology, une filiale du fonds souverain China Investment Corporation et CETC (China Electronics Technology Group Corporation). En octobre dernier, 28 de ces sociétés ont été placées sur liste noire par Washington en raison de leurs responsabilités dans la répression contre les Ouïghours.
>> Lire : Washington place sur liste noire des entités chinoises actives au Xinjiang, Menacé de sanctions américaines pour sa répression des Ouïghours, Pékin fulmine et "Sur internet, la surveillance devient imperceptible"
>> Voir le dossier de Géopolitis "Tous tracés":
Caroline Briner
Et ailleurs ?
Le marché de la vidéosurveillance intelligente atteignait près de 40 milliards de dollars en 2019. Il repose sur un partenariat public-privé de grande envergure. Chaque Etat, et même chaque ville, a sa propre approche du problème. Grâce au projet des "nouvelles routes de la soie numériques", 60 à 80 pays devraient à l'avenir bénéficier des techniques de surveillance chinoise, selon le documentaire.
Israël fait figure de pionnier en matière d'intelligence artificielle, en s'y lançant il y a une vingtaine d'années. Toutes les entreprises qui y sont rattachées ont des liens avec les services du renseignement.
En Europe, la Commission européenne serait en train de réfléchir à interdire la reconnaissance faciale pendant un certain nombre d'années. La France l'interdit déjà sur la voie publique. Néanmoins, des expérimentations sont en cours à Nice (caméras à reconnaissance faciale) et à Paris (caméras comportementales) avec Thales. Des caméras à reconnaissance faciale ont aussi été installées dans certaines gares d'Allemagne et dans certaines villes du Royaume-Uni.
Aux Etats-Unis, depuis l'établissement du système de surveillance Patriot act en 2001, plus de la moitié des Américains figureraient dans une base de données de reconnaissance faciale utilisée dans les enquêtes criminelles. Par ailleurs, un logiciel intelligent pourrait être installé sur les body-caméras des policiers. Mais le système est critiqué pour son manque de fiabilité avec les peaux foncées (précision de 70%). Et San Francisco a fait le pas l'an passé d'interdire la reconnaissance faciale.
En Suisse, aucun projet de ce type n'est en cours. "La police n'a pas les moyens, ni les ressources, ni la technologie pour faire de la surveillance vidéo en live avec de la reconnaissance faciale", confiait en mai dernier Jean-Christophe Sauterel, porte-parole de la police cantonale vaudoise en précisant qu'"il n'y a pas les bases légales pour le faire".