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"La prévention contre les féminicides est essentielle au Mexique"

Manifestation pour demander la justice face aux féminicides au Mexique, le 15 février 2020 à Mexico. [EPA/ Keystone - Sashenka Gutierrez]
Norma Ledezma, en lutte contre l'impunité des violences sexistes au Mexique / Tout un monde / 6 min. / le 4 mars 2020
Le Mexique est un pays violent: l'Etat failli et corrompu ne parvient pas à protéger les citoyens de la férocité des cartels de la drogue et la violence faite aux femmes est loin d'être anecdotique, dénonce à la RTS Norma Librada Ledezma, une figure de la lutte contre les féminicides.

Le Mexique connaît un des taux de féminicides les plus élevés du monde. Deux assassinats – celui d'une femme et d'une fillette de 7 ans – ont particulièrement choqué l'opinion publique: ils ont déclenché de grandes manifestations le mois dernier.

L'une des figures mexicaines de la lutte contre les féminicides, Norma Ledezma, est finaliste du Prix Martin Ennals pour les droits humains décerné à Genève; son jury a nominé pour la première fois trois femmes qui défendent les droits fondamentaux de leurs communautés.

Sa désillusion est grande concernant le président de gauche Andrés Manuel López Obrador, élu il y a un peu plus d'un an sur un programme plutôt progressiste. Les féministes lui reprochent son inaction dans la lutte contre les violences de genre.

>> Lire : Manifestations au Mexique contre la multiplication des féminicides

Norma Ledezma a créé il y a 18 ans "Justicia para Nuestras Hijas" (Justice pour nos filles), une association qui lutte contre les disparitions, la traite et les féminicides. Elle vient en aide aux familles des victimes, parce qu'elle a elle-même connu ce drame: "Ma fille a été enlevée quand elle n'avait que 16 ans, sur le chemin de l'école. Je ne l'ai retrouvée que 27 jours plus tard dans un ruisseau. Elle avait été violée, torturée et assassinée", explique la défenseuse des droits humains.

"Ça fait 18 ans de cela, et je ne sais toujours pas qui l'a tuée: je ne le saurai probablement jamais. Pourtant, ce jour-là, je lui avais fait une promesse: que je consacrerais toute ma vie à lutter contre ses assassins. Mais je n'y suis pas parvenue. Je pense que je quitterai cette Terre sans y arriver. La seule chose que j'ai pu faire c'est perpétuer sa mémoire, dignement… et faire en sorte que justice soit rendue pour les autres, et donc un peu pour elle."

Impunité et collusion

Selon la commission mexicaine des droits humains, il y a une forte impunité face à ce genre de crimes dans le pays: 90% dans les cas de féminicides.

Des femmes protestent contre les violences de genre devant le Palais National, où se trouve les bureaux et la résidence du président. Mexico, le 18 février 2020. [Keystone/ap photo - Eduardo Verdugo]
Des femmes protestent contre les violences de genre devant le Palais National, où se trouve les bureaux et la résidence du président. Mexico, le 18 février 2020. [Keystone/ap photo - Eduardo Verdugo]

En cause, la collusion entre les fonctionnaires, les hommes politiques et les membres du crime organisé, responsable de ces meurtres ou de ces enlèvements. Par ailleurs, les policiers collaborent avec les criminels, travaillent pour eux comme consultants, en leur expliquant comment commettre des délits en laissant le moins de traces possibles.

Enfin, estime Norma Ledezma, la justice n'est au service que des riches et des puissants: "Il y a des unités de lutte contre les enlèvements, quand ça concerne les personnes riches, les chefs d'entreprises. Pour ce genre d'unité-là, oui, l'Etat dégage un budget spécial, mais pour les unités de lutte contre les violences faites aux femmes, le budget est très limité".

Pas de budget conséquent non plus pour la prévention, qui est pourtant fondamentale pour réduire les violences à caractère sexiste: "Le résultat d'un travail de prévention sur un enfant dès cinq ans ne va se voir que quand il aura atteint la vingtaine. Mais comme les mandats de nos dirigeants ne durent que six ans, et que les résultats ne seront pas visibles, alors ils n'investissent pas d'argent", souligne Norma Ledezma.

Norma Librada Ledezma a débuté sa carrière de défenseuse des droits humains le jour où sa fille, Paloma, a disparu en rentrant de l'école à Chihuahua, au Mexique. Depuis lors, Norma s'est consacrée à la promotion de la justice pour les familles et les victimes de féminicides, de disparitions et de trafics d'êtres humains au Mexique. [Prix Martin Ennals]
Norma Librada Ledezma a débuté sa carrière de défenseuse des droits humains le jour où sa fille, Paloma, a disparu en rentrant de l'école à Chihuahua, au Mexique. Depuis lors, Norma s'est consacrée à la promotion de la justice pour les familles et les victimes de féminicides, de disparitions et de trafics d'êtres humains au Mexique. [Prix Martin Ennals]

Aucune nouvelle opportunité de vie

Pourtant "la prévention est essentielle", estime la défenseuse des droits humains, "mais il ne faut pas se limiter", dit-elle, "à des ateliers de sensibilisation, sans travail de fond". Si les jeunes rentrent chez eux, sans autre forme de suivi après ces ateliers, cela ne sert à rien: "Car ces jeunes hommes ou jeunes femmes retournent dans leur milieu de pauvreté, de drogue, et tu ne leur as pas donné de nouvelles opportunités de vie. Et quand je dis opportunités, je n'entends pas par-là faire la queue pour obtenir des provisions alimentaires, ou mendier ce que le gouvernement veut bien te donner, mais bien des bourses pour étudiants, des opportunités de travail, des accès aux crèches pour celles qui en ont besoin. En un mot, une prévention complète".

Jusqu'à présent, le discours du président López Obrador concernant les violences faites aux femmes est très simple: il met la responsabilité de ce phénomène sur ses prédécesseurs. Il estime que les féminicides sont le résultat de la "décomposition de la société" qui a eu lieu avant son arrivée au pouvoir, durant "la période néolibérale".

Le président mexicain Manuel López Obrador, photographié ici en octobre 2018 à Mexico City. [AFP - Ulises Ruiz]
Le président mexicain Manuel López Obrador, photographié ici en octobre 2018 à Mexico City. [AFP - Ulises Ruiz]

Le président est axé sur sa rhétorique habituelle de dénonciation du système néolibéral, plus que sur la question de la violence sexiste. Une manière de se dédouaner, estiment les féministes, qui précisent que 10 femmes sont tuées tous les jours dans le pays. "On voit dans les réponses du président qu'il méconnaît profondément ce sujet, et c'est très regrettable", remarque Norma Ledezma.

"Malheureusement, nous n'avons pas trouvé dans ce gouvernement une réponse qui nous donne de l'espoir. Il a même mis dans le même sac toutes les organisations de défense des droits des femmes en les accusant de vouloir profiter sur le dos du peuple, et a coupé des subventions au niveau fédéral. Nous, ça ne nous concerne pas, car nous ne dépendons pas du budget fédéral, mais d'autres oui. Le gouvernement leur a retiré cet argent pour le distribuer aux victimes… Avec le risque qu'en donnant l'argent directement à la femme, ce soit son conjoint qui s'en empare".

Le dialogue entre les féministes et le gouvernement de gauche, un an après son arrivée au pouvoir, est de plus en plus tendu, grippé, malgré les attentes.

Sujet radio : Isabelle Cornaz

Adaptation web : Stéphanie Jaquet

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Le féminicide, crime "peu clair et compliqué"

Le Mexique est l'un des pays qui a déjà intégré le mot féminicide dans son code pénal, mais le procureur a évoqué il y a peu l'idée de le supprimer, le jugeant peu clair et compliqué, au grand dam des féministes. Elles demandent aussi qu'un bureau de procureur spécialisé dans les violences faites aux femmes soit créé au niveau fédéral; il en existe déjà dans certains Etats, grâce à l'association de Norma Ledezma.

Enfin, les militantes des droits des femmes demandent un traitement digne des féminicides dans les médias. Récemment, la publication de photos de corps mutilés, probablement transmis à la presse par des fonctionnaires des services de sécurité ou la justice, a provoqué l'indignation au Mexique.