Publié

"L'Arabie saoudite va instrumentaliser le G20 à des fins politiques"

Géopolitis: Crimes d’État [AFP - Muhammed Enes Yildirim/Anadolu Agency]
Crimes d’État / Geopolitis / 26 min. / le 15 mars 2020
La rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard, qui met en cause directement le prince héritier Mohammed ben Salmane dans l'assassinat de Jamal Khashoggi, estime que Riyad n'est pas en mesure d'accueillir le prochain sommet du G20.

Il y a presque 18 mois, le 2 octobre 2018, le journaliste-chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi était froidement assassiné entre les murs du consulat saoudien d'Istanbul. Il était venu chercher les documents qui devaient lui permettre d'épouser sa fiancée turque Hatice Cengiz. L'enquête sur ce sordide assassinat - Jamal Khashoggi a été étouffé et démembré - a révélé la face noire du royaume d'Arabie saoudite et la dérive autoritaire de son prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS).

La responsabilité de l'Arabie saoudite est complètement engagée.

Agnès Callamard, rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires

"Je n'ai aucun doute qu'il a joué un rôle et je pense qu'il a joué un rôle très important", souligne Agnès Callamard, invitée dans Géopolitis. Au terme d'une enquête de six mois, son rapport conclut sans détour à "un crime d'Etat", où "la responsabilité de l'Arabie saoudite est complètement engagée". Riyad a toujours démenti son implication et a pointé un commando d'individus hors du contrôle des services saoudiens, même si MBS a estimé en porter la responsabilité en tant que dirigeant du royaume.

>> Lire le rapport d'Agnès Callamard (en anglais)

"Une parodie de justice"

Devant l'indignation planétaire, onze prévenus ont comparu en décembre dernier devant un tribunal de Riyad pour l'assassinat de Jamal Khashoggi. Cinq d'entre eux ont été condamnés à mort, trois ont écopé de 24 ans de prison au total, trois autres ont été acquittés.

"J'ai été choquée par ce verdict", s'indigne Agnès Callamard. "Pour moi, il s'agissait d'une parodie de justice. Ce verdict est une gifle!" "Je ne m'attendais pas à grand-chose du processus entamé en Arabie saoudite, à dire vrai", poursuit-elle. "Mais je ne pensais pas qu'ils iraient jusqu'à se focaliser uniquement sur les individus qui ont commis le crime, et non sur ceux qui l'ont commandité". Aucune accusation n'a notamment été retenue contre Saoud al-Qahtani, un proche conseiller de Mohammed ben Salmane.

Les grands leaders se préparent au G20

L'Arabie saoudite demeure un partenaire stratégique des Etats-Unis, tout comme de la France, de l'Italie, de l'Espagne ou du Royaume-Uni, ses principaux fournisseurs d'armes. Agnès Callamard déplore l'inaction internationale: "Non seulement il n’y a eu aucune sanction, mais en plus on continue d'avoir des relations à un niveau très élevé, tel que le G20". La rapporteure spéciale évoque même une sorte de "complicité": "Je sais, c'est un terme un peu fort, un mot trop fort probablement, mais les Etats entrent dans un système où ils tournent complètement la tête", dit-elle.

C'est une honte pour le 21ème siècle et les droits humains.

Hatice Cengiz, fiancée de Jamal Khashoggi

Le prochain sommet du G20 devrait se tenir à Riyad du 21 au 22 novembre prochain. Agnès Callamard estime que "la communauté internationale se retrouve manipulée en participant à ce sommet": "l'Arabie saoudite n'est pas en mesure d'accueillir le G20, parce qu'elle va utiliser ce moment-là, elle va l'instrumentaliser à des fins politiques, à la fois internes et internationales".

La colère se lit aussi dans le regard de la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz. Invitée dans Géopolitis, elle confie son indignation face au silence des grandes puissances: "Ce n'est pas seulement une honte pour le monde civilisé, l'Union européenne et les Nations unies, mais aussi pour le 21ème siècle et les droits humains", dit-elle. "Malheureusement, les dirigeants ont mis leurs intérêts économiques, leurs intérêts politiques, devant les droits de l'homme et les valeurs humaines."

Mélanie Ohayon

Publié

L'affaire Khashoggi, "emblématique"

Journalistes, opposants politiques ou terroristes, des milliers d’individus sont assassinés chaque année au nom de la raison d’Etat. Pourquoi un rapport spécial des Nations unies sur le cas spécifique de Jamal Khashoggi ? Quels sont les critères déterminants? "D'abord mes critères vont être liés au fait que ces crimes ont une valeur emblématique", explique Agnès Callamard. "Parce que bien sûr, je ne peux pas travailler sur l'ensemble des exécutions extrajudiciaires."

"On m'a souvent demandé pourquoi parler de Monsieur Khashoggi et ne pas évoquer, par exemple, les meurtres de ces deux dissidents russes en Grande-Bretagne ?", poursuit la rapporteure spéciale. "Je n'enquête pas sur ceux-ci parce que d'abord la Grande-Bretagne a fourni un effort très important d'enquête et que nous avons obtenu des informations qui semblent tout à fait justes sur les responsabilités, à la fois individuelles et étatiques, (...) donc je vais surtout m'intéresser aux cas où la communauté internationale, où les responsabilités nationales sont engagées, mais aucune réponse liée à la justice."

Et le cas Qassem Soleimani ?

Le général iranien Qassem Soleimani, considéré comme le numéro 2 du régime, a été assassiné le 3 janvier 2020 dans un raid américain à Bagdad. "Je ne vais pas enquêter", souligne Agnès Callamard. "Je pense qu'il serait très difficile d'enquêter dans la mesure où les informations principales et primordiales sont entre les mains des Américains."

"Par contre, j'ai fait une analyse juridique", précise-t-elle. "J'en ai déduit que le meurtre était illégal, mais pour faire une enquête en profondeur, il faudrait avoir accès aux informations des services de renseignement américains, qui eux auraient déterminé que le général Soleimani constituait une menace imminente."