Avec plus de 2600 morts et près de 40'000 cas connus, l'Iran est gravement touché par l'épidémie de coronavirus. Le taux de mortalité atteint presque 7%. De nombreux députés et hauts dirigeants sont décédés. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène: l'Iran a été l'un des premiers pays concernés après la Chine, le confinement de la population n'a toujours pas été déclaré et... le matériel sanitaire fait défaut, en partie à cause des sanctions mises en place par le gouvernement de Donald Trump (voir encadré) et décrites dans le film "Embargo sur l'Iran", visible ci-dessus.
Face à cette situation critique, la République islamique ne cesse de réclamer une levée des sanctions américaines. Le 12 mars, le ministre des Affaires étrangères demandait au Secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres de faire plier les Etats-Unis. Plus de 300 organisations iraniennes lui ont adressé une lettre similaire jeudi et des alliés de l'Iran (Chine, Russie, Venezuela, Cuba, Syrie, etc) ont fait de même samedi.
L'ONU n'est pas insensible au problème et demande un allégement des sanctions. "L'Iran (...) manque cruellement de tout équipement. Les médecins et les soignants iraniens protègent non seulement les Iraniens mais aussi les pays limitrophes", a déclaré Ruth Marshall du Haut-Commissariat de l'ONU. Même aux Etats-Unis, la pression monte. Plusieurs démocrates, dont le candidat à l'investiture Bernie Sanders, appellent à une levée des sanctions.
Les Américains renforcent les sanctions
Mais le gouvernement américain affiche inlassablement sa volonté de maintenir sa politique de "pression maximale". Pire: un nouveau train de sanctions a été mis sur les rails, visant à paralyser les exportations de l'industrie pétrochimique iranienne.
Le ton n'est pas cordial non plus. "Les dirigeants iraniens tentent d’éviter la responsabilité de leurs gouvernements extrêmement incompétents et meurtriers. Le virus de Wuhan est un tueur et le régime iranien est un complice", a déclaré le secrétaire d'Etat Mike Pompeo le 17 mars. Le gouvernement a toutefois proposé une aide humanitaire.
La vision de la République islamique: les Américains sont responsables
Qualifiant les dirigeants américains de "charlatans", le Guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, a rejeté catégoriquement cette main tendue. "S'ils veulent aider l'Iran, tout ce qu'ils doivent faire, c'est lever les sanctions", a de son côté martelé le président iranien Hassan Rohani le 23 mars.
Tandis que des rumeurs courent que l'aide américaine ne servirait qu'à venir espionner les Iraniens, d'autres voix clament que le virus a été développé par les Etats-Unis pour détruire la nation iranienne. L'épidémie est "un complot de l'ennemi", estime le président Rohani.
En attendant une issue politique, l'Iran, qui se vante de produire "98% de ses produits pharmaceutiques", s'est tourné vers le FMI le 12 mars pour obtenir une aide de 5 milliards de dollars. Une première en 50 ans.
L'opposition dénonce la politique sanitaire iranienne
Encore plus méfiante envers ses autorités depuis la destruction accidentelle d'un Boeing ukrainien en janvier, l'opposition iranienne accuse le régime de cacher la vérité sur l'épidémie, ainsi que d'exploiter la crise pour régler ses différends avec les Etats-Unis.
Les premiers cas de coronavirus en Iran auraient été identifiés le
13 février
dans la ville sainte de Qom, haut-lieu de pèlerinage chiite abritant des infrastructures en construction financées par Pékin. Prises au dépourvu par l'arrivée du Covid-19 à l'aube des élections législatives du
21 février
, les autorités n'auraient annoncé les premiers cas que le 19 février et auraient ensuite minimisé la propagation du virus.
Au lendemain des législatives, écoles, universités et centres culturels sont fermés, mais la presse étrangère est accusée de "propagande" en décourageant les Iraniens à voter en pleine épidémie et 24 personnes sont arrêtées pour "rumeurs alarmistes", selon l'agence Isna. Même le personnel soignant doit être discret. "Au début de l'épidémie, si on portait des masques, la direction nous reprochait d'alimenter la peur chez les patients", a confié un médecin de Téhéran au journal Marianne.
Il existe certes des manques au niveau des moyens techniques à disposition, mais la crise a surtout été aggravée par des décisions politiques inappropriées
"L’État en a fait trop peu", déplore le 10 mars le rapporteur de l'ONU sur les droits humains en Iran, Javaid Rehman. Deux jours plus tard, près de 70 médecins iraniens écrivent au directeur de l'OMS pour le mettre en garde: ils déplorent que la ville de Qom, épicentre du virus en Iran, n'ait toujours pas été confinée et estiment que le nombre de victimes est huit fois plus élevé qu'énoncé.
Le 15 mars
, le centre de Qom est finalement fermé, le 2e tour des législatives est reporté et tous les Iraniens sont appelés à rester chez eux. Mais le nouvel an Norouz, qui dure deux semaines, arrive. Le 20 mars, au 1er jour des festivités, 3 millions de personnes prennent la route, selon le Croissant-Rouge iranien.
Sous la pression d'ex-ministres de la Santé iraniens, les autorités durcissent finalement le ton dès le 25 mars. Les principaux lieux de pèlerinage sont fermés, les prières publiques du vendredi sont suspendues, le Parlement est portes closes et les rassemblements dans les parcs et les déplacements entre villes sont prohibés.
Mais le confinement n'est pas encore à l'ordre du jour et le nombre de décès fait toujours polémique. "On voit mal comment un pays touché avant l'Espagne et l'Italie, et avec des moyens techniques moins performants qu'eux peut déplorer moins de victimes", commente Cyrus Siassi, président de la chambre de commerce Iran-Suisse.
Aides humanitaires reçues ou refusées
L'Iran a reçu de l'aide humanitaire de ses alliés, en particulier de la Chine, et de l'OMS. L'organisation a envoyé 7,5 tonnes de matériel (tests de dépistage, gants, masques, etc), ainsi qu'une équipe de médecins début mars.
En revanche, l'implantation d'un centre de soins de Médecins sans frontières (MSF) à Ispahan a été suspendue mardi dernier. La raison officielle est que cette aide n'est pas nécessaire. La méfiance envers la France serait une explication. Les autorités peuvent "difficilement plaider qu'elles n'ont pas reçu d'aides humanitaires", souligne Cyrus Siassi.
La solution helvétique
Dans cette guerre plus politique que sanitaire, la Suisse tient un rôle particulier, comme toujours depuis la crise des otages de 1979-1981. La Confédération a lancé son Swiss Humanitarian Trade Arrangement le 27 février. "Il est en cours d'opérationnalisation. Les entreprises intéressées sont en train de rassembler et préparer les informations et les documents nécessaires", a précisé le SECO à la RTS vendredi. Aucune opération n'a donc encore été entreprise en lien avec le coronavirus.
Ce canal bancaire, qui est supervisé par le SECO et le Trésor américain, permet aux Iraniens d'acheter des biens de premières nécessités (nourriture et matériel pharmaceutique, médical et agricole) à des entreprises établies en Suisse. Il a été testé avec succès fin janvier pour l'importation de médicaments d'une valeur de 2,3 millions d'euros.
>> Lire : Le "canal humanitaire" suisse vers l'Iran connaît des débuts difficiles, Les entreprises suisses ne se pressent pas pour rencontrer le président iranien et La Suisse a joué un rôle clé au plus fort de la crise irano-américaine
De son côté, l'Union européenne, qui n'est pas encore parvenue à instaurer son instrument d'échange financier Instex en raison de divergences internes, a annoncé le 23 mars une aide humanitaire de 20 millions d'euros, prévue pour les prochaines semaines.
>> Lire : Les Européens n'arrivent pas à contourner les sanctions en Iran, Les Européens rejettent l'ultimatum de l'Iran lié aux sanctions américaines et Trump menace les pays commerçant avec l'Iran après le retour des sanctions
Caroline Briner
Pas d'embargo sur les médicaments, et pourtant...
Officiellement, le matériel médical, tout comme les biens de premières nécessité, n'a jamais été soumis à des sanctions par les Américains. Mais comment payer ce genre de produits sans passer par une banque ?
"Quand plus de 90% des devises étrangères disponibles en Iran appartiennent à la Banque centrale (iranienne), qui ne peut être utilisée pour les transactions, c’est difficile de dire que le commerce humanitaire est possible", explique Brian O'Toole, conseiller aux sanctions pour le Trésor américain jusqu'en 2017.
Quarante ans d'embargo américain
Les relations américano-iraniennes étaient relativement bonnes jusqu'à la nationalisation de British Petroleum (BP) en 1951 et l'opération britannico-américaine qui s'ensuivit, destinée à renverser le Premier ministre iranien. Les tensions vont alors monter jusqu'à devenir électriques dès 1979, avec la révolution iranienne et la prise d’otages de 52 civils et diplomates de l’ambassade américaine à Téhéran, qui durera 444 jours.
Depuis lors, des dizaines de mesures de rétorsion (voir le documentaire ci-dessus) ont été imposées par l’Etats-Unis à l’Iran, directement ou indirectement: embargo sur les armes et gel des avoirs iraniens durant la guerre Iran-Irak, blocus sur le pétrole puis embargo économique dans les années 1990, amendes en milliards à des banques européennes qui échangent avec l'Iran ou encore sanctions pour freiner les ambitions nucléaire de Mahmoud Amhadinejad en 2010.
Dès 2018, après trois ans d’accalmie à la suite de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le président Donald Trump instaure une palette de sanctions d’une ampleur inégalée depuis 1979. Le plus emblématique est l'embargo sur le pétrole iranien, qui représente 80% des recettes de l'Etat.
Résultat: les attaques militaires entre les deux pays et leurs alliés ont augmenté et l'Iran a recommencé à enrichir son uranium. Pour les 43 millions d'Iraniens, le quotidien se complique. Le PIB a baissé de 10% en un an, les prix s'envolent, le chômage augmente et certains médicaments et appareils médicaux viennent à manquer.