"Si tu peux, mets; si tu ne peux pas, prends": le panier de nourriture monte et descend, du balcon à la rue à Naples. Dans cette ville qui compte parmi les plus pauvres d'Europe, ils et elles sont nombreux à travailler au noir et se retrouver sans revenus depuis que l'Italie est barricadée pour enrayer la pandémie de Covid-19.
Dans ce quartier populaire, comme dans les coins défavorisés des grandes villes européennes, personne ne meurt de faim comme dans certains pays d'Afrique, mais des cas de malnutrition existent et s'assurer un repas quotidien devient chaque jour un peu plus difficile.
Cette crise agit comme un révélateur dans une société qui avait pris l'habitude de vivre sur le fil du rasoir
"Depuis quelques années, la précarité touche de plus en plus d'individus et, si l'on peut vivre avec la précarité, elle ne permet pas de faire face à l'imprévu. C'est alors tout un pan de la population qui bascule vers la pauvreté", explique le professeur Jean-Michel Bonvin, directeur de la Faculté de sociologie à l'Université de Genève.
Travailleurs pauvres, intérimaires ou personnel non déclaré se retrouvent ainsi face à un risque accru de pauvreté et passent en nombre entre les mailles des filets sociaux. A Naples, face à l'urgence, le voisinage s'est donc organisé via des paniers solidaires médiatisés par l'AFP. Ailleurs, d'autres exemples de solidarité plus inventifs les uns que les autres ont été rapportés. Mais ces actions individuelles ne suffisent pas à dissiper la menace d'une crise sociale.
1,5 million de Britanniques ont passé un jour sans manger
Les files d'attente s'allongent un peu partout devant les banques alimentaires où la demande est sans précédent. Au Royaume-Uni, un million et demi de personnes ont passé au moins une journée sans manger depuis le 23 mars, début du confinement dans leur pays, et huit millions, soit 16% des Britanniques, ont souffert d'"insécurité alimentaire", c'est-à-dire qu'ils ont dû soit sauter un repas, soit en réduire la taille, soit connaître la faim, selon un sondage réalisé par la Food Foundation et cité par Le Monde.
"Ce qui est intéressant, c'est que les populations dans le besoin ne s'adressent pas forcément à des institutions étatiques, mais passent par des associations qui les aideront quelle que soit leur situation", observe Jean-Michel Bonvin, expert des politiques sociales et des vulnérabilités. "On peut y voir une forme de méfiance à l'égard de l'Etat". Car demander de l'aide aux services sociaux représente un risque pour un sans-papiers, qui pourrait être expulsé, ou pour un individu qui d'habitude trompe le système en travaillant au noir.
De plus, le cas britannique montre que les aides de l'Etat tardent parfois à arriver, notamment pour les familles qui bénéficient d'ordinaire de repas gratuits dans les écoles.
En France, les banlieues sous pression
En France aussi des mesures ont été prises pour compenser la fermeture des cantines scolaires. En Seine-Saint-Denis, le fameux 9-3, l'un des départements les plus pauvres (voir reportage ci-dessus), une aide contre la précarité alimentaire a par exemple été annoncée mi-avril: 60 euros seront distribués à 25'000 collégiens. Et les efforts de Stéphane Troussel, le président du Conseil départemental, ne s'arrêtent pas là.
Très présent dans les médias et sur les réseaux sociaux, le socialiste ne cesse d'exhorter le gouvernement français à agir davantage pour éviter qu'à la crise sanitaire succède une crise sociale. "Le confinement est plus difficile à vivre quand la précarité est grande", martèle-t-il.
Je sens la crise sociale s'accroître avec le confinement. On voit un nombre de personnes dans la nécessité, l'urgence telle qu'on ne l'a jamais vue
En Seine-Saint-Denis, la pandémie est en effet venue exacerber des difficultés préexistantes et la population subit une double peine puisque le département est aussi celui qui enregistre le plus fort taux de contamination en France. La raison? Peu de travail à domicile possible, des tests de dépistage passés plus tardivement et une difficulté plus grande à rester chez soi lorsqu'on vit dans un logement exigu et surpeuplé.
Un risque d'émeutes de la faim?
Dans un tel contexte, la moindre étincelle peut déclencher plus de tensions. "Il faut condamner les incidents, mais il ne faut pas stigmatiser les quartiers avec ces problématiques-là. La crise est essentiellement sanitaire, puis sociale", rappelle cependant le maire socialiste de Clichy-sous-Bois, Olivier Klein, interrogé par Franceinfo. Le préfet de Seine-Saint-Denis fait quant à lui part de ses inquiétudes dans Le Canard enchaîné de mercredi. Il dit redouter des "émeutes de la faim".
Ailleurs, en Europe, des tensions ont déjà éclaté par endroits. Car qui dit confinement dit perte de revenus, mais aussi fermeture des points d'aides alimentaires habituels. Ceux-ci s'appuient souvent sur des retraités de plus de 65 ans auxquels on a demandé de rester à la maison, relève l'anthropologue Laurence Ossipow. "Dans des pays comme la Suisse ou la France où il y a des travailleurs sociaux, les distributions peuvent être assurées, mais dans des endroits comme le Royaume-Uni où presque toute la solidarité repose sur des associations, c'est beaucoup plus difficile".
A Palerme, en Sicile, un supermarché a été pris d'assaut fin mars par des consommateurs qui refusaient de payer, faute d'argent. Pour désamorcer la situation, le gouvernement italien a annoncé la distribution de bons alimentaires aux plus démunis. Des fonds d'un montant de 400 millions d'euros ont été débloqués pour "construire une chaîne de solidarité". "Personne ne sera laissé seul. Notre objectif est d'assurer des liquidités aux familles, aux entreprises et aux gens qui travaillent", a promis le Premier ministre Giuseppe Conte. Les bons se sont arrachés. Mais cela suffira-t-il?
Un défi pour les Etats
Afin de se montrer solidaire avec les plus démunis, le Portugal a lui opté pour la régularisation de tous les immigrés en attente de titre de séjour ainsi que de tous les requérants d'asile. Les pouvoirs publics leur ont ainsi permis l'accès aux soins et aux mesures de protection de l'emploi et du salaire, destinées à diminuer l'impact économique du coronavirus.
En Espagne, le gouvernement de coalition de gauche a franchi un pas de plus, en déclarant vouloir accélérer la mise en place d'un revenu universel afin de soutenir les personnes laissées sans ressources par la pandémie de Covid-19. Aucun montant n'a encore été articulé, mais le pays, qui compte parmi les plus endeuillés avec l'Italie, a enregistré un record de 300'000 chômeurs supplémentaires en mars. Voilà qui laisse entrevoir des lendemains difficiles dans des pays à peine rétablis de la crise de 2008.
Juliette Galeazzi