Il n’aura fallu que quelques jours, en mars 2020, pour que des millions de bureaux dans le monde entier se retrouvent presque déserts. Confinement oblige, les entreprises ont dû modifier les manières de travailler. Elles n’y étaient pas forcément prêtes, mais grâce aux nouvelles technologies, beaucoup y sont parvenues, et peut-être mieux que prévu.
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En tout cas, le télétravail est devenu le quotidien de millions de personnes, ouvrant certaines perspectives, dont celle de la "télémigration", ou le risque de délocalisation des emplois qualifiés.
Le télémigrant ne se déplace pas physiquement dans un pays d’accueil: il fait le travail à distance, depuis chez lui. Si certaines professions ne se prêtent pas au télétravail, il reste néanmoins un potentiel encore largement inexploité, selon Cyprien Batut, analyste de l’Ecole d’économie de Paris, et auteur d’une étude sur l’impact du Covid-19 sur le monde du travail.
Délocalisation via le télétravail
"Plus un emploi est qualifié, plus il est télétravaillable", explique le spécialiste. Or, "télétravaillabilité" et délocalisation de l'emploi sont des concepts très proches. "Si un emploi peut être télétravaillé, il peut aussi être télétravaillé par une personne en dehors du pays. Dans les pays du Sud, de plus en plus de personnes sont très bien formées, et dans le cas d'emplois télétravaillés, les entreprises pourraient envisager de les recruter directement."
Le réseau social Facebook a par exemple fait savoir récemment que dans les prochaines années, plus de 50% de sa main-d'oeuvre serait en télétravail. Ce télétravail ne se fera évidemment pas seulement aux Etats-Unis, car il est possible partout dans le monde.
Emplois dans les services
Cette nouvelle forme de délocalisation pourrait donc toucher des emplois qualifiés, alors que jusqu'à présent, ce sont surtout les personnes travaillant dans les industries et le textile qui ont subi les effets de la mondialisation.
"La prochaine phase de globalisation et d’automatisation va toucher des emplois dans les services, en particulier dans les bureaux, qui peuvent être accomplis en ligne grâce aux médias numériques", analyse Richard Baldwin, professeur d’économie internationale au Graduate Institute à Genève.
Selon lui, il ne s'agit pas d'un phénomène marginal, mais bien d'un mouvement de fond. "Ce sera à grande échelle. Je pensais que cela prendrait de 5 à 10 ans quand j’ai écrit mon livre l’année dernière. Mais nous avons eu une avancée radicale dans la télémigration et la transformation digitale des compagnies ces trois derniers mois", relève-t-il.
Coût du travail et productivité
Pour l'économiste, cela aura un impact très différent de celui occasionné par la fermeture d’une usine ou des agriculteurs mis hors-jeux par des importations bon marché. "Les entreprises concernées ne vont pas fermer complètement la centrale, mais déplacer des bureaux au Kenya, au Nigéria ou au Sénégal. Ce sera un déplacement progressif des emplois", prédit-il.
Et comme pour nombre d’emplois industriels, c’est le coût du travail et la productivité qui seront des facteurs déterminants dans la télémigration. "En termes de salaires et de productivité, de nombreuses personnes en Suisse ne sont pas compétitives face à des personnes hautement qualifiées et moins payées à l’étranger. Mais elles n’ont jamais dû faire face à cette compétition. Les technologies digitales font tomber ces barrières", souligne Richard Baldwin.
Source de nouveaux emplois?
Ces trois derniers mois, le Covid-19 a provoqué une hausse massive du télétravail par les compagnies suisses. Mais maintenant que les firmes et les employés ont investi dans cette technologie, elle ne va pas disparaître. "Quand il s’agira de réengager du personnel, les compagnies vont assurément penser qu’elles peuvent avoir une partie de ces compétences meilleur marché à l’étranger", estime l'économiste.
Si la situation semble plutôt inquiétante pour les emplois hautement qualifiés dans les pays "riches", il n'y aura pas forcément "aspiration" des emplois par les pays émergents. "Le produit du travail des entreprises qui emploient des télémigrants va rester dans le territoire national, et pourra potentiellement créer de nouveaux emplois", nuance Cyprien Batut.
Il y aura bien une vague de déplacements d’emplois dans le monde virtuel du télétravail. Mais selon le concept de destruction créatrice de l’économiste Joseph Schumpeter, l’innovation - la télémigration en l’occurrence - devrait également créer d’autres emplois. Et elle pourrait avoir d’autres avantages pour les économies développées, selon Cyprien Batut, notamment dans les secteurs où la demande de travailleurs qualifiés grandit plus vite que l'offre nationale, comme la programmation par exemple.
Transformation lente
Cette évolution sera-t-elle rapide? Richard Baldwin fait la comparaison avec l’arrivée, il y a 10-12 ans, des smartphones qui sont progressivement devenus omniprésents: "ce sera un processus comparable pour la globalisation du secteur des services", estime-t-il. (("Je pense que l'arrivée, et finalement l'omniprésence du smartphone dans nos vies est un processus comparable avec la globalisation du secteur des services", estime Richard Baldwin.)) Ce ne sera pas abrupt, ni dramatique, mais certaines tâches seront dorénavant faites à l’étranger. Et progressivement, cela va changer la manière dont nous travaillons en Suisse, avec un mélange de choses faites par des employés suisses et étrangers, en ligne, en télétravail."
Même si le mouvement est progressif, cela risque tout de même d’avoir un impact majeur, socialement et politiquement. "Je pense qu’il y aura des résistances de la part des cols blancs contre cette globalisation des services, dont il faudra tenir compte. La meilleure option est d’aider les travailleurs à s’adapter à cette situation de compétition. En fin de compte, elle permettra de nouvelles opportunités. Mais en attendant, cela pourrait être très disruptif", avertit Richard Baldwin.
Disruptif, au point d’alimenter les populismes, qui surfent notamment sur la dénonciation de la globalisation? Richard Baldwin ne le pense pas: les dirigeants populistes en place - au Brésil, aux Etats-Unis notamment - ont montré leurs limites, selon l'économiste, qui penche plutôt pour une forme de New Deal, comme celui de Franklin Roosevelt dans les années 1930 pour assurer une transition la moins brutale possible.
Patrick Chaboudez/kkub