La pandémie mondiale a démontré la fragilité de nos libertés. En quelques semaines, plus de la moitié des habitants de la planète ont été - de gré ou de force - confinés, les frontières fermées, les rassemblements et les manifestations interdits, les débats parlementaires mis en veilleuse. Certains dirigeants se sont arrogés des pouvoirs étendus, comme Viktor Orban en Hongrie ou le président Duterte aux Philippines. Libertés et droits de l'homme risquent de ne pas sortir indemnes de cette crise, de la même manière que les attentats du 11 septembre avaient restreint les libertés individuelles des résidents américains.
"Effectivement, cela me rappelle le 11 septembre 2001", observe Manon Schick, directrice sortante d'Amnesty International Suisse. "Tout à coup, des États ont été capables en très peu de temps, d'adopter des lois antiterroristes qui bafouaient complètement les droits fondamentaux." Invitée dans l'émission Géopolitis, la militante des droits humains cite l'exemple des prisons secrètes de la CIA en Europe et à Guantanamo, devenues des zones de non-droit. "On voit que tout à coup dans des situations de crise, au nom de la sécurité ou de la santé, on est capable d'adopter des lois et de bafouer des libertés fondamentales. Si ça dure, là, il faut s'inquiéter", poursuit-elle.
Traçage numérique
Un peu partout en ces temps de déconfinement, la surveillance numérique se généralise. En Chine, on ne rentre plus dans un bâtiment officiel sans être muni de son application qui prouve que l’on n’est pas malade. Certains États, comme Israël et l'Iran, ont mis en place une surveillance des déplacements via les téléphones portables. En Suisse, l'opérateur Swisscom a fourni à la Confédération des rapports sur les rassemblements non-autorisés. En Suisse toujours, une application de traçage du virus a été développée afin de suivre les contacts personnels. "Je serais prête à installer ce genre d’application sur mon téléphone, car cela peut être un outil extrêmement puissant pour lutter contre la propagation de l'épidémie", concède Manon Schick. "Mais il faut l'utiliser avec des garde-fous : l'enregistrement décentralisé des données, l'anonymisation de ces données et leur destruction".
Cette crise va renforcer les inégalités.
Après 25 ans de militantisme pour la défense des opprimés, Manon Schick craint que les droits de l'homme ne sortent amoindris de cette pandémie: "Cette crise va renforcer les inégalités. Et surtout dans les pays où la situation des femmes, par exemple, est déjà extrêmement difficile." Elle évoque notamment certains pays d'Afrique où l'accès à la contraception, l'accès à l'avortement restent limités. "C'était le cas lors de la crise d'Ebola en Sierra Leone, la mortalité maternelle a fait un bond de 15 ans en arrière", dit-elle.
Vent de révolte aux États-Unis
La crise sanitaire est un puissant révélateur des inégalités préexistantes. Aux États-Unis, pays le plus endeuillé, la maladie et la mortalité touchent davantage les communautés afro-américaines ou latinos que la communauté blanche. A Chicago, environ 68% des décès liés au Covid-19 concernent la communauté noire, selon les chiffres officiels, alors qu'elle représente environ 30% de la population totale de la ville. Pauvreté, emplois précaires et manque d'accès aux soins sont autant de facteurs aggravants.
Dans ce contexte, le meurtre de George Floyd, asphyxié sous le genou d’un policier blanc à Minneapolis le 25 mai, a mis le feu aux poudres et a révélé une fois de plus les vieux démons de l’Amérique : racisme et brutalités policières. "Aux États-Unis, 1000 personnes sont tuées chaque année par la police. Et deux fois plus de Noirs que de Blancs", rappelle Manon Schick. Le président Trump est coupable selon elle d’avoir jeté de l'huile sur le feu: "En appelant l'armée à la rescousse, il a provoqué l'incendie qui a suivi ce drame".
Parties de Minneapolis, les manifestations ont embrasé les grandes villes américaines et se sont muées, via les réseaux sociaux, en un mouvement mondial de protestation contre les discriminations.
Mélanie Ohayon, Marcel Mione