Aux Etats-Unis, les CAFOs (exploitations d'alimentation animale concentrées) sont des fermes qui regroupent plus de 1000 "unités animales" à 1000 livres, soit 1000 vaches, 2500 porcs, 10'000 moutons ou 125'000 poulets. Leur nombre dépassait les 20'000 en 2018, sur plus de 200'000 AFOs (exploitations d'alimentation animale confinées).
Disponible ci-dessus, le film "Faut-il manger des animaux?" ("Eating Animals" en anglais) démontre comment ces CAFOs portent atteinte à la dignité des animaux qui y vivent entassés, sans voir la lumière du jour et fragilisés par des modifications génétiques destinées à les rendre plus gras. Il explique aussi à quel point ces fermes industrielles constituent une menace sur l'environnement. Et ceci d'autant plus que ces centres peuvent se concentrer sur un même territoire (à titre d'exemple, le film mentionne un cours d'eau de 5km de long alimenté par 31 CAFOs).
Produit et raconté par Natalie Portman, le documentaire a été réalisé à partir du best-seller de l'écrivain Jonathan Safran Foer (2009). Il s'appuie sur plusieurs lanceurs d'alerte, dont l'ex-fermier Craig Watts et l'ex-chercheur Jim Keen. De nombreux Etats avaient adopté des lois (Ag-gag laws) visant à empêcher la prise d'images de ces fermes, mais certaines ont été depuis annulées sous la pression de groupes de défense des animaux invoquant la liberté d'expression (1er amendement de la Constitution américaine). En décembre dernier, un projet de loi (Farm System Reform Act) a été déposé au Sénat pour établir un moratoire sur la création de CAFO et pour les interdire totalement en 2040. Alors que la crise du coronavirus a révélé d'autres failles dans l'élevage industriel, la sénatrice démocrate Elizabeth Warren a annoncé en mai soutenir ce texte de loi.
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Qu'en est-il en Suisse? Professeur à l'Institut d'ethnologie de Neuchâtel spécialisé en politique agricole, Jérémie Forney dresse la situation.
Les centres d'animaux confinés peuvent être gigantesques aux Etats-Unis. Qu'en est-il en Suisse ?
L'ordonnance sur les effectifs d'animaux définit le nombre de bêtes qu'il est possible de détenir par exploitation (et non par unité de production). Elle varie selon les espèces mais aussi les catégories (reproductrices, à engraissement, etc). A titre d'exemples, le nombre maximal de porcs à l'engrais est de 1500 et celui de poules pondeuses de 18'000.
Qu'en est-il en réalité?
La tendance est aux grandes structures. La taille moyenne des élevages a clairement augmenté ces dernières années. L'influence des grands distributeurs est forte, surtout dans le poulet où ils contrôlent les filières.
Les récents mouvements antispécistes n'ont donc pas d'effet sur la production?
La pression sur les prix est tout aussi forte que la pression végan. Pour avoir de la viande bon marché, il est nécessaire de passer par une optimisation des infrastructures et d'avoir des effectifs élevés. Il est vrai qu'une partie du marché répond aux exigences de bien-être des animaux grâce à certains labels, dont le bio. En même temps, le nombre d'animaux n'est qu'un aspect du problème. Le fonctionnement de l'exploitation compte aussi: quelle est la main d'oeuvre? quelles sont les conditions de détention et d'abattage? Les normes suisses sont comparativement exigeantes. Malgré tout, on est dans une logique d’efficacité maximum. Cela se retrouve jusque dans le corps des animaux. Les poulets sélectionnés génétiquement deviendraient malades s'ils devenaient adultes car ils développeraient trop de masse corporelle par rapport à ce que leurs pattes peuvent porter.
Il existe donc un élevage industriel relativement intensif en Suisse?
En Suisse, on n'est jamais dans le noir ou dans le blanc. Dans la pratique, on est souvent dans un entre-deux. Dans le cas de la halle d'engraissement de 600 taureaux de Coffrane (voir encadré), l'agriculteur admet que son élevage est grand mais il souligne que son projet est compatible avec les exigences de durabilité actuelles. Derrière le mot industriel se développe tout un imaginaire, qui ne calque pas forcément sur la réalité. Il est vrai que la production de porc et de poulet répond à une logique industrielle, où tout est standardisé et automatisé. Mais il faut relever que ces unités s'ajoutent à des exploitations familiales qui, faute de pouvoir augmenter les surfaces de terre, n'avaient que cette stratégie économique pour tenir sur la durée.
L’initiative "Non à l’élevage intensif en Suisse" a été déposée en septembre dernier . Selon les initiants, Sentience Politics, "50% des cochons suisses sont abattus sans avoir jamais vu le ciel". Ainsi, en Suisse aussi, les animaux peuvent rester enfermés toute leur vie ?
Oui, il y a des animaux qui ne sortent jamais. Cela concerne surtout le porc et le poulet. Mais la tendance va vers plus de sorties dans des petits parcs autour des halles. Globalement, les standards minimaux sont en augmentation. Il peut s'agir de normes légales, fixées au niveau fédéral, ou de standards liés à des labels souvent détenus par les grands distributeurs.
Où se situe la viande suisse en matière d'antibiotiques?
Comme il y a une menace claire sur la santé humaine, il y a désormais une vraie stratégie fédérale pour réduire l'utilisation des antibiotiques dans l'agriculture. Leurs ventes par les vétérinaires ont diminué de plus de 50% depuis 2008. On essaie de sortir progressivement d’une utilisation systématique à titre préventif.
Avec quelle intensité les élevages suisses polluent-ils les terres et les cours d'eau?
Toute exploitation qui reçoit des paiements directs, c'est à dire 98% des fermes, doit avoir une gestion équilibrée de la fumure. Le principe est de remettre en terre la même quantité de nutriments que ce qui en ressort. Comme les exploitations sont souvent spécialisées, elles peuvent passer des contrats entre elles. Ainsi une partie des engrais employés pour les cultures provient de l'élevage. L'engrais de ferme, surtout le fumier, est utilisé pour la création d'humus. D'après les rapports de l'Office fédéral de l'environnement, la pollution directe des eaux souterraines est plus marquée dans les zones de culture où les engrais (d'origine animale ou minérale) ont été épandus que dans les zones d'élevage.
Pourrait-on subvenir aux besoins carnés des Suisses uniquement avec des fermes pratiquant l'agro-écologie?
Ce n'est pas simple d'avoir une réponse. Je pense que pour une population de 8 millions d'habitants qui ne change pas ses habitudes, cela ne va pas fonctionner. Rien qu'actuellement, la Suisse n'est pas autonome en terme d'approvisionnement: ni en viande, ni en aliments pour l'engraissement. Mais si l'on réinvente les manières de produire l'alimentation et si l'on réajuste les régimes alimentaires, peut-être… Il existe plusieurs scénarios. Le plus crédible serait une réduction de la consommation de viande, notamment des granivores (poulets et porcs), dont l'alimentation est largement importée, tout en adaptant l'élevage des herbivores puisqu'une bonne partie du territoire suisse se prête bien à la culture herbagère.
Mais l'élevage de bœufs n'est-il pas justement celui qui produit le plus de CO2?
Là encore, il faut avoir une approche plus nuancée de la réalité. Cela dépend de comment est produite la viande de boeuf. Dans les pâturages, on peut stocker beaucoup de carbone. Une bonne gestion de ces pâturages peut être bénéfique.
Les Documentaires de la RTS - Caroline Briner
Les mesures de durabilité prises par l'éleveur de Coffrane
Sujette à des manifestations jusqu'à son inauguration en 2018, la controversée halle d'engraissement de taurillons de Coffrane (NE) a été construite moyennant des accords passés entre l'éleveur et des paysans de la région dans un périmètre de 5 km: le fumier est utilisé comme engrais dans les champs des fermes, qui lui livrent le maïs en retour. Grâce à cette contre-affaire, 90% du maïs provient du Val-de-Ruz. Par ailleurs, les silos, d'une hauteur de 27m, permettent un stockage important du fourrage, diminuant ainsi la fréquence de son transport. Enfin, un projet de transformation des déjections en biogaz est en cours.
En Suisse, on compte environ 1,5 million de bovins bénéficiant de conditions d’élevage variables. En 2018, une dizaine d'exploitations regroupaient plus de 500 boeufs.
Lutte active contre l'élevage intensif
Les mouvements de lutte pour la préservation de la dignité des animaux n'ont cessé de croître ces dernières années, en particulier le mouvement antispéciste.
Ces organisations procèdent à différentes actions: manifestations, vandalisme, occupation d'abattoirs, dépôts de plaintes, etc. Mercredi, l'association Tier-Im-Fokus a dénoncé à travers de nouvelles vidéos des porcs "contraints à dormir dans leurs excréments" et "laissés sans soin" dans 13 élevages suisses.
Les Suisses devront voter sur l'interdiction de l'élevage intensif. Une initiative a été déposée en octobre dernier.