Le nom de Christiane Taubira reste attaché à deux lois qui ont marqué la France. La première, une promesse de campagne du président François Hollande dont elle était ministre de la Justice, autorisait en 2013 le mariage entre personnes du même sexe et avait mis la France conservatrice dans la rue.
La seconde porte son nom: la "loi Taubira". Le texte était entré en vigueur en 2001 et reconnaissait la traite négrière et l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité. La politicienne était alors députée de Guyane.
Vingt ans après, et alors qu'un vaste mouvement contre les inégalités raciales a vu le jour aux Etats-Unis et en inspire d'autres en Europe et dans le monde, Christiane Taubira livre sa lecture des événements mercredi dans l'émission Tout un monde.
Il n'est pas concevable qu'un crime soit nommé crime et qu'on évacue complètement la question de la réparation.
"On a perdu vingt ans", dit-elle en tirant un bilan mitigé de sa loi. "Ce que j'avais inscrit dans le texte, c'était qu'un comité de personnalités qualifiées puisse être mis en place et travailler sur la question des préjudices subis et la question des réparations". Mais cet article n'a pas survécu aux débats parlementaires. Or, pour Christiane Taubira, "il n'est pas concevable qu'un crime soit nommé crime et qu'on évacue complètement la question de la réparation".
Et l'ancienne garde des Sceaux estime que ce manque de courage, à l'époque, a entraîné des dégâts irréparables. "Tant qu'on n'a pas ce courage-là, la question de la réparation va se maintenir et s'envenimer".
Depuis 2001, l’histoire de l’esclavage et des colonies est enseignée obligatoirement à tous les niveaux scolaires français et Christiane Taubira salue ce fait. Mais les points encore à régler de cette histoire commune sont nombreux - à l'exemple des manifestations de "repentance" qui sont un point de tension maximale dans l’opinion publique entre ceux qui les dénoncent, les raillent ou les exigent.
Si on n'est pas d'accord avec ça, on répare ce qui a fait que ça advient aujourd'hui encore.
"La lâcheté n'a pas d'imagination, elle s'accroche à des espèces de fétiches", s'emporte la native de Cayenne. "Moi, je ne sais pas qui demande de la repentance. 1): personne ne s'est repenti. 2): on n'a rien à faire de la repentance de personne. La question est: est-ce que nous croyons à la République et à ses valeurs? (…) Est-ce que nous croyons à l'égalité entre les citoyens? (…) Si on dit qu'on est raciste, qu'on pense qu'il y a des gens, à cause de leur couleur de peau, qui ne sont pas égaux, on l'assume. Et si on n'est pas d'accord avec ça, on se demande d'où ça vient et on répare ce qui a fait que ça advient aujourd'hui encore".
Mais le diagnostic reste difficile en France, notamment à cause de la tradition universaliste de la République qui ne distingue ni race ni origine. Conséquence : les antiracistes qui revendiquent leurs origines et leur race sont parfois taxés de racisme contre leurs concitoyens blancs.
Quel que soit le motif, il est inadmissible que quelqu'un rejette quelqu'un d'autre sur un motif pareil.
Mais "le racisme a une histoire, le racisme a un contenu", rétorque Christiane Taubira. "Je peux trouver des gens qui ont la même couleur de peau que moi et qui sont racistes. (…) Personne n'est excusé de rejeter une autre personne pour quelque motif fallacieux que ce soit, que ce soit la couleur de la peau, la langue, l'accent, les affinités amoureuses, le handicap, la religion… Quel que soit le motif, il est inadmissible - dans une société démocratique - que quelqu'un rejette quelqu'un d'autre sur un motif pareil. Mais qu'on arrête la mauvaise plaisanterie de raconter (…) qu'il va y avoir du racisme à l'envers. Il faut arrêter les mauvaises plaisanteries".
L’ancienne ministre veut croire encore que la République peut construire "une histoire commune de France". Mais pour cette femme d'Etat et de conviction, l’idéal républicain est une notion exigeante.
Le racisme n'a aucune place dans l'idéal républicain, mais c'est un combat.
"En tant que tel, c'est un idéal d'égalité", dit-elle. "Donc il faut servir cet idéal, il ne faut pas croire que c'est automatique, que c'est mécanique (…) Oui, le racisme n'a aucune place dans la République et dans l'idéal républicain. Mais ce n'est pas une incantation, c'est un combat. Ce ne sont que les imbéciles qui voient du noir et du blanc. Il leur suffit de regarder: l'histoire même de la traite négrière et de l'esclavage, c'est aussi l'histoire des viols, donc des métisses, c'est aussi des histoires d'amour, de gens qui se rencontrent, qui sont obligés de vivre ensemble côte à côte entre un maître et un esclave. Evidemment il y a un rapport de violence, mais il y a des histoires qui se font sur quatre siècles et demi. Donc il n'y a que des imbéciles qui aujourd'hui peuvent venir chercher des Blancs et des Noirs".
Et pour faire comprendre cette complexité, Christiane Taubira s’engage auprès de la Fondation pour la Mémoire de l'esclavage. Elle est en quelque sorte la marraine de cette institution voulue par deux présidents de la République.
"Ce n'est pas une espèce de passion pour le passé", explique-t-elle. "C'est d'où vient notre monde d'aujourd'hui et quel est le sens de la pluralité de nos sociétés - y compris des sociétés européennes. Quel est le sens du patrimoine qui a été produit pendant ces quatre siècles et demi? Donc il y a un travail colossal et extrêmement excitant à faire".
Xavier Alonso/oang