C'est une révolution: Marseille a un nouveau maire et, pour la première fois, c'est une femme. Après un quart de siècle de règne sans partage, l'homme de droite Jean-Claude Gaudin (Les Républicains) a cédé sa place, le 4 juillet, à l'écologiste Michèle Rubirola. Elue sous les couleurs du Printemps marseillais (PM), une coalition créée pour l'occasion, cette médecin de 63 ans a réussi à faire basculer la majorité d'une ville française à la lumière unique et à la pauvreté tenace.
Son succès, elle le doit à l'artisan du PM, son bras droit, issu des rangs socialistes, Benoît Payan, qui a renoncé en janvier à être tête de liste. "En 2020, les partis n’existent plus ou presque, il fallait agir différemment. Le Printemps marseillais, c’est 6000 personnes qui se constituent dans une sorte de super-collectif à la suite de divers événements", a expliqué le quadragénaire au Monde.
L'alliance politique - qui regroupe gauche et écologistes - plonge ses racines dans les zones d'ombre de la ville, les dysfonctionnements de ce qu'on qualifie à Marseille de "système Gaudin" (lire encadré). Elle regroupe un condensé d'habitantes et habitants en colère. En colère contre la vétusté des logements, en colère contre la pollution, la saleté, la violence qui assombrit encore souvent l'actualité de cette cité portuaire, brouillonne et vibrante, qui n'en finit plus de se réinventer au fil des années sans parvenir à se transformer complètement.
Certes les grands projets comme Euroméditerranée ou la capitale européenne de la Culture en 2013 ont offert un nouveau visage au front de mer. Depuis quelques années, les bateaux de croisière s'arrêtent dans la ville, rendant vie au port moribond depuis la délocalisation des activités à Fos-sur-Mer. La somme de ces efforts en matière d'urbanisme, de culture et de tourisme a permis d'améliorer l'attractivité de Marseille, non sans créer quelques controverses. D'un point de vue social, les efforts pour attirer des classes socioprofessionnelles supérieures se sont faits, de certains avis, au détriment de catégories plus précaires reléguées à la marge.
Entre 1999 et 2010, plus de 50'000 emplois ont été créés à Marseille, selon l'Insee. Mais ce dynamisme s'est ensuite tassé, rendant diffisile le bilan des chantiers entrepris. Le taux de chômage reste supérieur à la moyenne française, et cinq arrondissements de la ville se classent parmi les communes les plus pauvres de France avec un habitant sur deux qui vivait sous le seuil de pauvreté en 2012.
Une ville "qui s'effondre"
Métaphore tragique d'une ville qui peine à reprendre son souffle, le 5 novembre 2018, deux immeubles délabrés de la rue d'Aubagne, dans l'hypercentre, à deux pas du Vieux-Port, s'effondrent. L'incident fait huit morts et 4000 personnes sont évacués. L'épisode éclabousse l'image de la ville, déjà ternie par les faits divers qui la caractérisent malgré elle. Des milliers de personnes défilent pour dénoncer "Gaudin assassin".
Je ne sais pas si le Printemps marseillais vient du large, mais je sais qu'il vient de loin
C'est le début d'une mobilisation citoyenne rare et qui s'emparera de tous les autres sujets de mécontentement. Au problème des logements viennent s'ajouter l'état des garderies et écoles publiques, l'exclusion sociale, des transports en commun insuffisants... C'est le mouvement de fond qui a donné naissance au Printemps marseillais, un groupe militant qui rêve de débarquer la droite de l'hôtel de ville.
Dans "La chute du monstre. Marseille année zéro", le journaliste Philippe Pujol, prix Albert-Londres en 2014, raconte cette "histoire d'une ville qui s'effondre. Et d'un maire qui vacille. Ou l'inverse". A travers ce livre qu'il qualifie lui-même de pamphlet, il démontre comment des réseaux d'influence pilotent des quartiers riches une ville qui se paupérise plus qu'elle ne se gentrifie. Son réquisitoire contre le "système Gaudin", gangrené par l'incompétence et la corruption, trouve écho dans la campagne pour les municipales
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Au premier tour, le 15 mars, l'écologiste Michèle Rubirola, tête de liste du Printemps marseillais, met la dauphine de Jean-Claude Gaudin, Martine Vassal, en ballottage, le candidat du Rassemblement national, Stéphane Ravier, qui avait créé la surprise en 2014, n'arrive lui qu'en troisième position.
Le taux d'abstention montre cependant les limites de la mobilisation en terres marseillaises: 62% des électeurs ne se sont pas déplacés. Suivront trois mois d'un entre-deux-tours interminable, puis le 28 juin, une victoire fragile pour Michèle Rubirola. Il faudra six heures de débats au nouveau conseil municipal du 4 juillet pour la confirmer à la place de maire, au terme de longues négociations avec notamment Samia Ghali, candidate divers gauche, qui finit par se rallier au Printemps marseillais et reçoit le poste de 2e adjointe.
Un "trait d'union" nord-sud
Forte personnalité aux prises de parole très médiatisées, comme lorsqu'elle appelle l'armée à intervenir pour contenir la violence dans les cités, elle se veut "trait d'union" d'une ville plus fracturée que jamais. Elle qui, fille d'immigrés algériens issue des quartiers Nord est devenue sénatrice des Bouches-du-Rhône et vit désormais dans une maison des quartiers chics, au sud de la ville.
Avec elle, Michèle Rubirola inscrit la lutte contre l'exclusion au centre de ces priorités, elle qui a inauguré son mandat en promettant "la fin du clanisme, du népotisme et du clientélisme" à Marseille. Reste que la nouvelle équipe municipale aura fort à faire pour rompre avec les habitudes des 25 dernières années. Plusieurs enquêtes sur des procurations douteuses lors des municipales ont été ouvertes, l'une d'entre elles vise Samia Ghali. Et s'ils ne dirigent plus l'hôtel de ville, les Républicains n'ont pas disparu du paysage politique pour autant. Ils pourraient en fait détenir le vrai pouvoir, avec la métropole, qui devrait élire son nouveau président jeudi. Or celui-ci pourrait d'ailleurs n'être autre que la rivale des municipales, Martine Vassal, déjà à la tête de cette institution dont elle avait hérité de Jean-Claude Gaudin depuis 2018.
L'écrivain d'origine suisse Blaise Cendrars - que Michèle Rubirola a choisi de citer lors de son premier discours - disait de Marseille qu'elle était "une ville selon son coeur". "Elle a l'air bon enfant et rigolarde. Elle est sale et mal foutue. Mais c'est néanmoins l'une des villes les plus mystérieuses du monde et les plus difficiles à déchiffrer". Voilà qui n'a peut-être pas beaucoup changé.
Juliette Galeazzi
Jean-Claude Gaudin, un quart de siècle au bilan controversé
Fin 2019, un rapport de la Chambre régionale des comptes (CRC) Provence-Alpes-Côte d'Azur a jeté une lumière crue sur la gestion de Marseille de 2012 à 2017. Il y est fait état, rapporte Le Monde, de nombreux dysfonctionnements, offrant une image dégradée de l'action de Jean-Claude Gaudin à la mairie. Lors d'un de ses derniers conseils municipaux, l'élu Les Républicains a nié en bloc les critiques.
En tête des griefs figure "l'absence de stratégie claire et insuffisance de pilotage des actions" avec pour conséquence voulue ou par incompétence un fort endettement, à 1,8 milliard d'euros en 2017, soit deux fois plus que la moyenne des collectivités françaises comparables.
Le rapport dénonce encore des écoles dégradées dans les quartiers défavorisés, des cessions immobilières à la "régularité contestable" et une rémunération brute moyenne mensuelle des agents de la Ville au-dessus de la moyenne nationale.