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L'historien russe Dmitriev condamné à la prison pour "violences sexuelles"

L'historien russe Iouri Dmitriev, ici en 2018. [Reuters - Vladimir Larionov]
L’historien russe Iouri Dmitriev, spécialiste du stalinisme, face à son verdict aujourd’hui / Tout un monde / 5 min. / le 22 juillet 2020
L'historien russe Iouri Dmitriev, qui a travaillé pendant plus de trente ans sur les victimes de la terreur stalinienne, a été condamné mercredi à trois ans et demi de prison pour "violences à caractère sexuel". Ses proches parlent d’un procès politique destiné à le faire taire.

L'avocat de l'accusé, Me Victor Anoufriev, a indiqué aux journalistes que le tribunal de Pétrozavodsk (nord-ouest de la Russie) a reconnu son client coupable de "violences à caractère sexuel" sur sa fille adoptive et l'a condamné à "trois ans et demi de colonie pénitentiaire".

Cette condamnation est considérée par les soutiens de Iouri Dmitriev comme une quasi-victoire, le Parquet ayant requis 15 ans de prison. Elle a été accueillie par des applaudissements devant le tribunal. Compte tenu de son temps passé en détention préventive, il devrait sortir de prison dès novembre.

En quête des disparus du Goulag

Historien bien connu de ses pairs, Iouri Dmitriev a mené un travail titanesque pendant plus de trente ans, recherchant les corps des victimes des répressions staliniennes envoyées dans les camps de travail forcé du Goulag. Il a découvert notamment l'important charnier de Sandarmokh, dans le Nord de la Russie, où ont été fusillés des milliers de citoyens soviétiques.

Mais l'universitaire a été arrêté fin 2016, à la suite d’une lettre anonyme, accusé d’avoir réalisé des photos pédopornographiques de sa fille adoptive. Niant catégoriquement les faits, il a affirmé qu’il s’agissait de photos faites pour des raisons médicales: il documentait la croissance de sa fille souffrant de problèmes de santé.

Acquitté en 2018, la justice reconnaissant que ces photos n’avaient rien de pornographique, il a dû faire face rapidement à de nouvelles accusations. Le jugement a été annulé trois mois après sa libération et un nouveau procès a été lancé, sur l'accusation plus grave de violences à caractère sexuel commises sur sa fille adoptive. C'est cette procédure qui a abouti au verdict prononcé mercredi.

En lien avec le travail dérangeant de Dmitriev

Les personnes qui soutiennent Iouri Dmitriev clament son innocence, parlant de nouvelles accusations dénuées de tout fondement. Mais peu d'informations ont été rendues publiques, le procès s'étant déroulé à huis clos pour préserver les intérêts d'une personne mineure.

Le monde académique, russe et étranger, s’est activement mobilisé pour défendre l'historien malgré la gravité des accusations. Ses soutiens estiment qu'il a été poursuivi pour son travail, dans un pays où le pouvoir réhabilite progressivement la figure de Staline et où les historiens qui travaillent sur cette période font face à des pressions de plus en plus fortes.

"On ne peut pas dire, comme on l'entend parfois, que le régime referme les archives", précise l'historien Nicolas Werth, président de l'association Memorial France, dans l'émission Tout un monde. "Simplement, il y a des pressions fortes lorsque certains historiens essaient d'aller plus loin, d'aller par exemple interviewer sur place des survivants du Goulag".

Ce grand spécialiste du Goulag en a fait l’amère expérience lui-même il y a deux ans, quand il a été expulsé de la ville russe dans laquelle il s’était rendu. Le photographe qui l'accompagnait, lui, a été interdit d’entrer en Russie pendant plusieurs années.

L'ONG russe Memorial dans le collimateur

Mais Nicolas Werth précise que ces pressions sont faibles par rapport aux entraves que subissent ses confrères russes - et tout particulièrement l’ONG Memorial au sein de laquelle travaille Iouri Dmitriev.

Depuis la chute de l'URSS, c'est cette organisation qui réalise en Russie l'essentiel du travail de mémoire sur les pages sombres du régime soviétique. Mais elle dérange un pouvoir qui voudrait que l'histoire du pays soit une succession de moments glorieux.

Memorial défend aussi les droits humains et d'autres de ses militants ont été emprisonnés. L'une, Natalia Estemirova, a même été assassinée. L’ONG est aussi victime de campagnes de dénigrements par les télévisions d'Etat. Et désormais, elle est "concurrencée" sur le terrain par des organisations proches du pouvoir qui contestent les recherches des historiens.

Car le pouvoir actuel passe en partie sous silence les violences staliniennes ou agit de manière sélective. "Le régime reconnaît un certain nombre de crimes staliniens, par exemple le site de Boutovo dans la banlieue de Moscou", remarque Nicolas Werth. Vladimir Poutine s'y est du reste rendu à plusieurs reprises.

Volonté de contrôler la mémoire

Mais le pouvoir russe oscille entre amnésie et quelques actes de mémoire toujours sous son contrôle: "C'est un pouvoir qui est prêt à édifier, comme il l'a fait, un grand musée du Goulag. Mais l'administration a écarté l'association Memorial de la gestion de ce lieu. On ne peut pas dire que le régime poutinien ne reconnaît aucun des crimes de masse du stalinisme. Il en reconnaît une partie, mais il a cette volonté de contrôler la mémoire".

Isabelle Cornaz/oang

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