Il faisait chaud mardi à Minsk pour le début du vote anticipé en vue de la présidentielle dimanche. Sur les immeubles d'architecture communiste, des affiches colorées rappellent l'approche du scrutin. "L'élection doit être une fête", aime à dire Alexandre Loukachenko, l'homme fort du pays depuis 26 ans. Mais en ce mois d'août 2020, la lourdeur de l'air doit autant au mouvement de contestation inédit qui agite la Biélorussie qu'aux 30 degrés Celsius affichés au thermomètre.
"Les gens d'habitude plutôt apolitiques discutent de la situation, mais beaucoup restent pessimistes", raconte Andreï Vaitovitch, un journaliste biélorusse établi en France. Dans cette ex-république soviétique de 9,5 millions d'habitants au régime autoritaire, l'issue du scrutin fait peu de doute, mais le pays est comme sorti de sa torpeur.
Un trio féminin
A l'origine de ce regain d'intérêt, Svetlana Tikhanovskaïa, une mère au foyer de 37 ans devenue en quelques semaines le visage de l'opposition à Alexandre Loukachenko. Remplaçant au pied levé son mari, un blogueur arrêté en mai après s'être porté candidat à la présidentielle, cette professeure d'anglais de formation, un peu timide et souvent émue, incarne désormais la lutte contre l'incurie du pouvoir avec ses deux alliées Maria Kolesnikova, ex-directrice de campagne de Victor Babariko -un autre opposant incarcéré- et Veronika Tsepkalo, épouse d'un troisième détracteur du régime dont la candidature a elle aussi été écartée et qui s'est exilé cet été à Moscou avec leurs enfants.
J'aime la Biélorussie et les Biélorusses. C'est pourquoi je continue à aller de l'avant, malgré toutes les tentatives pour me briser. J'aime mes enfants et je veux qu'ils grandissent dans un pays libre
"Cette élection est atypique dans le sens où elle se joue dans un contexte économique difficile et d'une manière inhabituelle. L'opposition n'avait pas prévu de se rallier autour de Svetlana Tikhanovskaïa et le président Loukachenko n'avait pas anticipé que le phénomène prendrait une telle ampleur", observe Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à l'Université de Paris-Nanterre. "Svetlana Tikhanovskaïa était une candidature technique, mais est devenue un symbole de l'opposition, une page blanche sur laquelle chaque Biélorusse peut dessiner ce qu'il veut", estime la spécialiste des ex-républiques soviétiques.
"A travers Svetlana Tikhanovskaïa, l'opposition a réussi à parler d'une seule voix et grâce au trio qu'elle forme avec ses deux coéquipières, elles incarnent chacune une frange de la société civile. Chacun peut se reconnaître dans l'une d'elle: Tikhanovskaïa, c'est la représentante des petites villes, du Belarus pauvre, Babariko et Tsepkalo, plutôt l'establishment, les grandes villes, les milieux économiques", complète Andrei Vaitovitch, rentré dans son pays natal pour l'élection.
Une mobilisation rare
Leur promesse de libérer les prisonniers politiques, de modifier la Constitution et d'organiser des élections libres dans les six mois a fait mouche. Des milliers de Biélorusses ont participé de leur propre chef aux meetings d'une campagne électorale inédite. Le 30 juillet au parc de l'Amitié des peuples de Minsk, jusqu'à 63'000 sympathisants se sont retrouvés malgré les craintes de représailles et l'arrestation de 33 "combattants" russes, que les autorités accusent d'avoir voulu orchestrer des émeutes avec l'époux de Svetlana Tikhanovskaïa.
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"C'est le moment où chacun doit surmonter sa peur. Pensez-vous que je n'ai pas peur? J'ai peur tous les jours. Mais je rassemble mon courage et je surmonte ma peur et je vais vers vous et vers la victoire", a-t-elle déclaré le 2 août à Maladzechna, une ville à 70 kilomètres de la capitale. Car la pression augmente à l'approche de l'échéance électorale. Depuis mai, un millier d'opposants auraient déjà été arrêtés en marge de manifestations. Jeudi, des milliers de personnes se sont retrouvées dans différents lieux malgré l'interdiction des autorités.
Des failles mises au jour
Avec la réduction au strict minimum des livraisons de pétrole russe à tarif préférentiel, en raison d'un désaccord entre les deux pays, l'économie biélorusse déjà exsangue est à la peine, et tout le modèle social du pays en pâtit, avec pour conséquence, un appauvrissement de la population. A cela s'ajoutent l'insatisfaction d'une jeune génération en mal de changements et la gestion désastreuse de la pandémie liée au Covid.
"Beaucoup de gens sont connectés en Biélorussie, ils ont accès à internet, aux médias et aux réseaux sociaux. Ils ont donc vu ce qui se passait ailleurs et se sont auto-protégés, mais la façon dont le président a nié la crise sanitaire a déplu", souligne la chercheuse Anna Colin Lebedev.
Au plus fort de la crise sanitaire, Alexandre Loukachenko a en effet refusé d'imposer le confinement et de fermer les frontières, dénonçant une "psychose" autour du virus. Il s'est aussi distingué en incitant à boire de la vodka et à faire un sauna pour combattre la maladie. Fin juillet, il a même renchéri en déclarant avoir eu le coronavirus sans le savoir. "Vous rencontrez un homme qui a réussi à survivre au coronavirus mais qui a continué à travailler. Comme 97% des Biélorusses qui ont contracté le virus s'en remettent sans symptômes, Dieu merci, j'étais asymptomatique", a-t-il dit, selon des propos rapportés par l'agence officielle Belta.
Cette élection est un jeu à plusieurs inconnues. Tout dépendra de la répression avant l'élection et de ce qui va circuler comme information sur la violation du scrutin
A Minsk, les spéculations vont cependant bon train au sujet de la contamination réelle de Loukachenko. Certains observateurs l'ont trouvé fatigué lors de son discours annuel qui n'a duré qu'une heure et demie, contre trois à six heures habituellement. Mais surtout, comme le relève Tadeus Giczan, chercheur biélorusse au Royaume-Uni, la crise du Covid a démontré l'effritement du contrat social entre le président et les Biélorusses fondé sur l'idée que l'absence de libertés est compensée par la protection des citoyens par l'Etat.
Un lendemain déterminant
Après un tel déni, quelle réponse celui qu'on appelle "le dernier dictateur d'Europe" prévoit-il d'apporter à ses citoyens en quête d'une transition pacifique? C'est la grande inconnue de ce scrutin. "On peut s'étonner que Loukachenko ait jusqu'ici laissé ces rassemblements avoir lieu", note la chercheuse Anna Colin Lebedev. Mais jusqu'à quand?
Des fraudes ont déjà été mentionnées sur les réseaux sociaux lors du premier jour du vote anticipé dans certains des 5767 bureaux de vote ouverts pour la présidentielle. En l'absence d'observateurs internationaux et alors que l'inquiétude grandit, Svetlana Tikhanovskaïa a donné la consigne à ses partisans d'aller exprimer leur voix le plus tard possible.
"Tout se jouera au lendemain de l'élection. Cela dépendra comment les gens défendront leurs voix une fois les chiffres officiels annoncés. La réaction des petites villes sera déterminante", prévoit pour sa part Andreï Vaitovitch, qui redoute un scénario à la 2010. Les manifestations avaient alors été réprimées et les candidats arrêtés. "Loukachenko fait toujours peur, mais les gens ne l'écoutent plus. Il dit toujours la même chose, c'est répétitif. Beaucoup pensent que même si le changement n'a pas lieu le 9 août, c'est déjà le début de la fin pour lui".
Juliette Galeazzi
Paris, Berlin et Varsovie inquiets de la situation en Biélorussie
Dans une déclaration commune, les ministres des Affaires étrangères français, allemand et polonais disent observer "avec une vive inquiétude les développements en cours en Biélorussie".
"À la veille de l’élection présidentielle, nous défendons fermement le droit du peuple biélorusse à exercer ses libertés fondamentales, y compris ses droits électoraux, et soutenons l'indépendance et la souveraineté de la République de Biélorussie", ajoutent-ils.
Ils se disent notamment préoccupés par le fait que ni l'OSCE, ni le Conseil de l'Europe n'aient pu envoyer d'observateurs à Minsk pour observer le déroulement du processus électoral. (reuters)