Beyrouth, reportage au cœur d'une capitale sinistrée et en colère
Dévastée par le souffle d'une double explosion phénoménale mardi passé, Beyrouth a officiellement été déclarée ville sinistrée. Déjà acculée par une crise sanitaire, économique et politique, comment la capitale libanaise tente-t-elle de se relever?
Sur place, notre journaliste Mouna Hussain va à la rencontre d'une population solidaire, mais qui ne parvient pas à contenir sa colère.
Pour aller plus loin
Emission spéciale de Forum
Pour aller plus loin sur les crises qui secouent actuellement le Liban, l’émission Forum vous propose une émission spéciale, réalisée mardi soir depuis Beyrouth, avec neuf invité.e.s issu.e.s des milieux politiques, économiques, diplomatiques et humanitaires.
La jeunesse libanaise
L’exode pour seul échappatoire
Dans les manifestations de la Place des martyrs, un détail saute vite aux yeux: l’âge des protestataires. Si tous les âges sont représentés, une grande majorité se compose de jeunes, voire d’adolescents. C’est eux qui sont en première ligne, derrières des masques à gaz et des casques de toutes sortes.
Car, pour cette nouvelle génération, la révolte est une question de survie. Tous sont conscients que leur avenir dépend de celui de leur pays, sans quoi ils n’auront d’autre choix que de s’exiler.
"Les jeunes n’ont aucune chance de faire quoi que ce soit ici au Liban, assure Jawad, 25 ans. On arrive toujours à une porte fermée, qui est soit la corruption, la religion ou un prince de guerre qui la claque dans notre gueule."
Car, au Liban, trouver un travail relève plus du piston que du mérite, explique Pascale, 33 ans, qui a fait ses études à Paris mais qui ne trouve pas d’emploi au Liban. "Face à l’insécurité économique et une injustice d’accès aux postes, les jeunes se trouvent tout de suite tournés vers l’étranger, explique-t-elle. Ils rêvent de quitter le pays. Ils rêvent d’une autre nationalité. Et on ne peut pas les blâmer:"
Pourtant, il y a un attachement profond de nombreux jeunes à leur patrie. C’est le cas d'un jeune homme de 17 ans qui refuse de partir. "Je veux travailler et vivre ici, près de ma famille. C’est exclu que je m’exile pour me retrouver à pleurer au téléphone avec ma mère parce que je suis loin."
Mais l’exode des jeunes est aussi une préoccupation pour les anciennes générations. "Qu’est ce qu’on va faire s’ils partent tous? On va se retrouver ici seuls, entre vieux", confie une vieille dame.
Ce que la jeunesse réclame est clair: "On veut juste vivre. Avoir de l’eau, de l’électricité, un travail. Un avenir quoi. Rien de plus", répètent-ils sur la Place des martyrs, face aux murs en béton qui les séparent de leurs représentants.
Voix de femmes
Un rôle crucial dans la révolte
Les femmes sont nombreuses à participer au soulèvement populaire qui a débuté le 17 octobre 2019. Ces derniers jours, à Beyrouth, elles sont descendues en masse dans la rue, de tous âges et toutes confessions. "La révolution est femme, comme on le dit chez nous", explique Pascale, 33 ans. "Elles ont de tout temps contribué à l’obtention des droits de vote ou d’expression. Elles constituent le tissu social et culturel du pays. Elles contribuent sous tous les plans à son avancement."
En plus d’appeler à un changement de système pour sortir de la crise économique et politique, beaucoup réclament aussi l’égalité des droits. Dans ce pays très patriarcal, les femmes sont encore discriminées à plusieurs niveaux.
Les Libanaises se battent notamment sur un point: obtenir le droit de donner la nationalité libanaise à leurs enfants, ce qui n’est actuellement pas le cas si le père est étranger. D’autres inégalités de genre, comme le droit à l’héritage, au divorce ou à la garde des enfants est en jeu. Pour elles, le soulèvement populaire est donc un moment clé pour faire entendre leur voix.
Démission du gouvernement
"Tous, ça veut dire tous"
La colère dans les rues de Beyrouth ne tarit plus. Une nouvelle manifestation a eu lieu dimanche, moins massive que la veille, mais tout aussi violente dans les heurts entre militaires et protestataires.
Lundi, des rumeurs circulaient sur une possible démission du gouvernement. Rumeur qui s'est avérée vraie. En fin de journée, le Premier ministre Hassan Diab prenait la parole pour annoncer la dissolution de son cabinet.
Au même moment, sur la Place des martyrs, les manifestants tentaient une fois de plus de forcer les barrières en béton qui les séparent du Parlement.
Car le départ du gouvernement, mis en place il y a seulement quelques mois, est loin de les calmer. Des démissions de ce genre, ils en ont vu passer. Sans changement concret. "Ils vont en trouver d'autres, pareils ou pires. On connaît le jeu des députés", assure un adolescent. "Ils seront vite remplacés, et les nouveaux pilleront aussi notre argent et les aides internationales", renchérit sa cousine.
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Toutes les voix sur la Place des martyrs demandent la même chose; la démission de tous les politiques au pouvoir. Ministres, députés et président compris. "Tous, ça veut dire tous" est le slogan de ce soulèvement populaire qui a commencé il y a 10 mois.
Mais c'est surtout un changement profond du système que les manifestants appellent à gorge déployée. "On ne s'arrêtera pas tant qu'il y aura encore ces poubelles dans notre pays", crie une femme. "Ils peuvent nous exécuter, poursuit une autre. Qu'ils nous tuent tous. Soit ils gouvernent un pays vide, soit on se gouverne nous-mêmes."
Face aux manifestants, un pan du mur de béton finit par céder. Aussitôt, l'assaut, une pluie de bombes lacrymogènes s'abat sur la Place des martyrs. Paniquée, la foule court, hurle. Certains s'évanouissent. "Tiens, respires ça." Des jeunes femmes distribuent des bouts d'oignon aux yeux larmoyants. "Ca soulage les brûlures des lacrymos."
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Mais le répit est de courte durée. Les détonations se rapprochent, les militaires s'apprêtent à charger. Les manifestants s'empressent de se réfugier dans les rues parallèles tandis que les plus aguerris reculent en lançant des pierres. Le son des sirènes d'ambulance retentit pour la troisième nuit de suite dans le centre de Beyrouth.
Samedi, Place des martyrs
Une colère sourde
"Pendez-les". Rescapées de l'explosion, les vitres poussiéreuses des voitures servent d'exutoire à la colère de la population. "Ils nous tuent pour vivre", peut-on également y lire.
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"On a nettoyé nos rues, maintenant on va nettoyer ce pays de ses politiques", proclame un flyer qui annonce une manifestation samedi à 17h, Place des martyrs.
Il n'est pas encore l'heure, mais des objets bien particuliers ornent la mosquée qui trône sur cette place. Des noeuds coulants sont accrochés aux mains d'une statue, et des potences sont montées pour symboliser la pendaison de la classe politique.
A 17h, c'est le coup de feu. Littéralement. Les gaz lacrymogènes pleuvent sur la place, de toutes parts. La foule compacte panique. Les gens courent, pleurent, se rincent le visage.
Déjà, les membres de la Croix-Rouge libanaise s'affairent à soigner les blessures superficielles. Certaines sont plus graves. Les sirènes des ambulances résonnent alors dans le centre de la capitale.
Les cris révolutionnaires tentent de prendre le dessus. Les insultes aux membres du gouvernement sont repris en coeur.
Mais l'objectif des manifestants, c'est d'entrer dans le parlement. De percer ces murs blindés qui séparent le peuple de leurs représentants. Entre militaires et protestataires, les jets de pierres et les fumigènes se croisent dans les airs.
De l'autre côté de la place, une action plus pacifique s'entend loin à la ronde. Des centaines de manifestants se sont réunis autour de l'entrée d'un tunnel pour frapper, inlassablement et en coeur, sur les barres métalliques.
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L'un d'eux est en rage. "Je suis hors de moi, tous les jours je pleure", crie-t-il. "Les politiques traitent leur peuple comme une vache. Ils la nourrissent juste assez pour pouvoir la traire."
Plus loin, un prêtre observe la foule. "J'appartiens à l'église du Liban", annonce le père Joseph. "Vous savez, nous sommes morts plusieurs fois déjà, maintenant on lutte pour la vie."
Le soleil se couche sur Beyrouth, mais la Place des martyrs continue à rougeoyer. Quelques foyers d'incendie ont éclaté. Un camion de pompiers brûle. Les bombes lacrymogènes ressemblent à des feux d'artifice, dont la fumée brûle les yeux de ceux qui se trouvent sur son passage.
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A 21h, des assauts militaires vident la Place des martyrs. Les militaires avancent, vainqueurs, et attaquent les quelques résistants. Le cri de la révolution s'éloigne peu à peu, pour s'étouffer dans la nuit.
Les élans de solidarité sont nombreux. Certains proposent d'héberger quelques-unes des 300'000 personnes qui ont perdu leur foyer dans l'explosion. D'autres proposent leurs services selon leurs métiers: psychologues, masseurs, opticiens. Car les vitres des habitations ne sont pas les seules à avoir été soufflées par l'explosion, et de nombreuses personnes se retrouvent sans lunettes.
Un groupe d'habitants d'un village au nord a installé une tente en face du port. Là, grâce aux dons, ils cuisinent sans relâche pour nourrir quelque 600 bouches par jour. Aujourd'hui, le menu se compose de pâtes et de haricots. "La viande est devenue beaucoup trop chère pour qu'on puisse en proposer", explique le coordinateur de l'action.
"C'est de notre devoir d'être solidaires avec nos compatriotes", ajoute l'homme. "Même si on ne les connaît pas, on est des humains avant tout. Au Liban, on est habitués à ce que les catastrophes nous unissent, malheureusement."
Le bénévole explique qu'ils poursuivront l'action aussi longtemps que nécessaire. "J'espère que ce ne sera pas trop long, ajoute-t-il en souriant. On dort toutes les nuits là, par terre. On commence à être fatigués."
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Les ruelles de la capitale
L’heure du nettoyage
Le moment du choc est passé. L'heure est au nettoyage. Par centaines, des bénévoles s'activent dans les rues de Beyrouth comme dans une fourmilière. Pour s'organiser, ils ont la technologie de leur côté. Les réseaux sociaux pullulent d'appels à l'aide, de propositions spontanées et d'initiatives pour désencombrer les quartiers les plus touchés.
Ici à Gemmayze, un quartier autrefois connu pour la beauté de son architecture, les volontaires balaient les éclats de verre et déblaient les débris entre des bâtiments anciens. Des stands d'associations leur distribuent eau et nourriture.
Le port
Paysage apocalyptique
Sous un soleil brûlant, de nombreux passants et journalistes traversent en courant un pont autoroutier pour atteindre un point précis. Ce dernier offre une vue panoramique sur ce paysage apocalyptique qui tourne en boucle sur les chaînes de télévision.
Depuis le 4 août, les yeux du monde sont rivés sur ce port industriel qui abritait 2750 tonnes de nitrates d'ammonium. L'explosion de ce stock, présent ici depuis six ans, a dévasté une partie de la capitale, et fait trembler tout le pays.
Karl s'en souvient avec émotion. Même s'il habite à 25 kilomètres de Beyrouth, il a senti la secousse et vu la détresse des gens.
Hormis les badauds qui se prennent en selfie, des jeunes passent nonchalamment sur le pont, masqués, traînant derrière eux balais, pelles et seaux. Ils sont en chemin pour la mission qu'ils se sont donnée: nettoyer leur ville, retrouver la capitale d'avant l'explosion.