Le pouvoir biélorusse avait commencé à prendre des mesures avant même l'élection présidentielle en refusant d'accréditer presque tous les journalistes étrangers, sous prétexte que la commission qui délivre ces accréditations n'avait pas pu se réunir à cause du Covid.
Des correspondants ont malgré tout tenté d'entrer dans le pays à leurs risques et périls, parvenant à travailler, d'autres ont été refoulés directement à l'aéroport.
Accréditations retirées en masse
En revanche, les autorités ont tranché en un temps éclair la semaine dernière pour retirer leurs accréditations à toute une série de journalistes travaillant pour des grandes agences comme l'AFP ou AP ou des médias comme la BBC ou Radio Free Europe/Radio Liberty. Cela concerne notamment des journalistes de nationalité biélorusse, accrédités depuis des années pour ces médias.
L'un des médias concernés indiquait à la RTS que ceux qui sont encore au bénéfice d'une accréditation dans l'équipe font des doubles journées, et que pour des raisons de sécurité, même les journalistes encore accrédités renoncent parfois à filmer les manifestations non-autorisées. Un autre de ces médias ajoute qu'ils font davantage appel, depuis la semaine dernière, au contenu produit par les médias locaux.
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De très nombreux journalistes interpellés ou maltraités
Andrei Bastunets, président de l'Association biélorusse des journalistes, explique dans l'émission Tout un monde que de très nombreux journalistes ont été interpellés ou maltraités: "Depuis le jour des élections, le 9 août dernier, selon nos informations, presque 150 journalistes ont été interpellés, parmi eux la moitié se sont retrouvés en détention, et environ 50 ont été battus, blessés, ou soumis à de sévères violences."
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Et cela se poursuit. Mardi, six journalistes de médias biélorusses ont été arrêtés alors qu'ils couvraient les protestations étudiantes. Ils avaient leur gilet de presse distinctif, leur badge professionnel, et pourtant ils se sont retrouvés devant la justice, accusés de participation et coordination de rassemblements non-autorisés, note Yuliya Slutskaya, fondatrice du Press Club Belarus.
Les journalistes accusés d'être des manifestants
"S'ils sont condamnés, et écopent de jours de prison, et que ce type de condamnation commence à se multiplier, cela veut dire qu'au regard du tribunal et des autorités, les journalistes ne peuvent pas couvrir des manifestations non-autorisées", estime Yuliya Slutskaya.
"Or ce qu'il faut comprendre, c'est que toutes les manifestations qui ont lieu en ce moment dans le pays sont des rassemblements non-autorisés. Et si on ajoute à cela la vingtaine de correspondants qui se sont vu retirer leurs accréditations, cela signifie que le pouvoir veut tout simplement qu'aucune image ne sorte du pays."
Cela signifie que le pouvoir veut tout simplement qu'aucune image ne sorte du pays.
D'autant que ce sont sur ces journalistes locaux que les grands médias internationaux se basent de plus en plus, depuis que leurs propres employés se sont fait retirer leur accréditation.
Sites internet bloqués
Dès le scrutin et pendant trois jours, le réseau internet a été coupé. Et encore aujourd'hui, par intermittence, des interruptions se produisent. Depuis le 21 août, 73 sites ont été officiellement bloqués.
Dans ce contexte, la presse écrite jouit d'une plus grande visibilité. Et des titres qui n'étaient pas contestataires jusqu'ici ont ouvertement couvert les violences policières: "Dès que les gens ont commencé à sortir des centres de détention, et qu'on a appris les actes de tortures dont ils avaient été victimes, même un journal comme Komsomolskaya Pravda a sorti une couverture et un numéro entier consacrés à ces violences", explique Yuliya Slutskaya."Ces journaux ont commencé à passer de mains en mains. La presse écrite a retrouvé un rôle très important, alors que nous, les experts des médias, nous l'avions presque enterrée."
Mais comme par hasard, dès ce moment-là, la presse de l'imprimeur s'est retrouvée hors-service. Komsomolskaya Pravda a tenté d'imprimer en Russie. "Mais ensuite, ils ont eu des problèmes pour la diffusion. Le système de diffusion est aussi étatique, et alors les gens se sont mis à acheter les journaux par paquets et à les distribuer. Mais vu que le tirage est conséquent, cela reste compliqué."
La télévision d'Etat épaulée par les Russes
Environ 300 employés sur les 2000 que compte l'audiovisuel public biélorusse, contrôlé par le pouvoir, se sont mis en grève peu après l'élection. Ces protestataires ont été rapidement écartés de leurs bureaux, certains ont démissionné, d'autres sont restés ou cherchent à réintégrer l'entreprise. Un grand flou règne: la rédaction semble prête à certaines concessions, confiait à la RTS une source qui y travaille encore. Par exemple que ceux qui le souhaitent puissent ne pas couvrir l'actualité politique.
Parmi les démissionnaires, il y a quelques présentateurs bien connus. Certains ex-employés envisagent de créer leur propre chaîne YouTube, mais en attendant, ce sont des journalistes et techniciens russes de la chaîne RT (anciennement Russia Today) qui sont venus épauler à Minsk la rédaction en manque d'effectifs.
D'ailleurs, Alexandre Loukachenko lui-même ne cache pas cette présence russe. Au contraire, il les a encore remerciés mercredi dans une interview pour RT Russie. Il insiste, affirme à quel point le soutien des techniciens, journalistes et dirigeants de RT a été crucial, alors que le journaliste qui l'interroge, embarrassé, tente de le corriger, en niant que ses collègues soient venus remplacer les grévistes.
L'épouvantail des révolutions colorées
Le ton et le style de la Radio-Télévision d'Etat biélorusse a un peu changé: davantage d'experts russes en plateau, des imprécisions de langage aussi qui montrent bien, indiquaient plusieurs Biélorusses à la RTS, que certains journalistes ne sont pas du pays: le petit nom de Batka pour Loukachenko, qui n'est plus si utilisé que ça en Biélorussie, a refait surface dans les traitements. On voit aussi à l'antenne des récits très caractéristiques de la chaîne russe RT: le fait de montrer des images choc des manifestations des gilets jaunes, du Maïdan en Ukraine, des émeutes aux Etats-Unis…
"Le but est de montrer qu'il y a eu des émeutes en Ukraine, qu'il y a eu de la violence aux Etats-Unis, que tout cela fait partie d'une certaine vague de manifestations qui tentent d'être maintenant apportées en Biélorussie", explique Milan Czerny, étudiant à Oxford et analyste pour le Groupe d'études géopolitiques. Une manière de dire "que les manifestations à Minsk vont devenir violentes, que les gens qui prennent part à ces manifestations cherchent à casser, cherchent à déstabiliser le pays. Cela permet également de discréditer les critiques qui sont faites par les pays européens."
Et le chercheur d'ajouter qu'un tel narratif est "souvent utilisé en Russie, qui dit que la France ne peut pas critiquer les violences contre les manifestants en Russie, puisqu'il y a eu des violences contre les manifestants en France."
Une propagande encore peu efficace sur les réseaux sociaux
Le pouvoir tente d'utiliser les réseaux sociaux également comme vecteur de propagande, mais sans grand succès pour l'instant. L'attitude du pouvoir est double, note Maxim Stsefanovich, politologue biélorusse de l'agence Sense Analytics et spécialiste des médias: "Le simple fait que les autorités recourent en permanence au blocage d'internet, cela montre qu'internet reste pour le pouvoir un territoire encore hostile."
Et les autorités ne s'en cachent pas: "Une partie très importante de la rhétorique de la télévision d'Etat est consacrée à la critique des nouveaux médias, de l'application Telegram, qui sont présentés comme des outils de piratage et de manipulation des esprits."
Le pouvoir n'est pas parvenu à s'imposer pour l'instant sur Telegram, la messagerie la plus prisée des manifestants. La chaîne Telegram qu'on attribue à la porte-parole de Loukachenko compte environ 70'000 abonnés, contre deux millions pour Nexta, la principale chaîne Telegram des opposants.
Aliaksandr Herasimenka, chercheur au Computational Propaganda Project de l'université d'Oxford, note que le pouvoir peut toutefois s'appuyer sur des chaînes Telegram préexistantes, diffusant en langue russe des contenus politiques à caractère complotiste, et qui tiennent désormais un discours pro-Loukachenko.
Isabelle Cornaz/ebz