Un système prévu pour "naviguer par beau temps"
Signée en Irlande le 15 juin 1990 entre 12 pays (Allemagne, Belgique, Danemark, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne et Royaume-Uni), la Convention de Dublin visait à l'origine à fixer les critères relatifs au pays compétent pour traiter la demande d'asile. Elle prévoyait que ce soit l'Etat où le/la requérant-e a le plus de liens ou l'Etat de première entrée. L'objectif? Empêcher une personne de déposer plusieurs demandes d'asile.
Ce système, qui s'est ensuite élargi au fur et à mesure de l'intégration européenne à l'Autriche, à la Suède, puis à la Finlande, l'Islande ou la Norvège, est ensuite devenu le "règlement de Dublin II" en 2003, puis de Dublin III à partir de 2014. Les Suisses ont quant à eux adhéré au système de Dublin par référendum en juin 2005 et la réglementation est entrée en vigueur en 2008.
Le règlement de Dublin a en outre permis l'introduction d'une base de données biométriques des requérant-es déjà enregistrés dans les pays-membres et permettant d'identifier ceux et celles qui ont déjà déposé une demande ailleurs et de prévoir leur transfert vers l'Etat chargé de leur requête. "Il faut bien voir que la réforme de Dublin III a été adoptée en 2013 et, à l'époque, personne n'avait anticipé la crise migratoire liée au conflit syrien", rappelle Isabelle Ory, la correspondante de la RTS auprès de l'Union européenne (UE). "C'est un texte fait pour naviguer par beau temps", souligne-t-elle. Or, dès 2015, tout le continent s'est retrouvé confronté à une crise migratoire à laquelle elle était mal préparée.
Une pression forte sur les pays d'entrée
La crise des réfugié-e-s de 2015-2016 s'est transformée en crise du système de l'asile, démontrant l'inefficacité du règlement de Dublin III pour répondre à une telle situation, ses défaillances structurelles et ses nombreuses lacunes de mise en oeuvre. Dès 2016, la Commission reconnaît que "la mauvaise conception ou mise en oeuvre [du règlement] fait peser une charge disproportionnée sur certains Etats membres et encourage les flux migratoires irréguliers et incontrôlés".
Après que la chancelière Angela Merkel a fait sauter le règlement de Dublin dès 2015 en ouvrant les portes de l'Allemagne à plus d'un million de personnes, un système de quota avec une clé de répartition a été mis en place pour alléger la pression migratoire sur les pays d'entrée, la Grèce et l'Italie, et répartir quelque 160'000 migrant-es à travers l'Europe. "Cela n'a pas vraiment fonctionné", relève la journaliste Isabelle Ory, qui précise: "seuls quelques pays ont respecté leurs engagements, dont la Suisse, mais la plupart ont dit oui du bout des lèvres sans vraiment tenir leur promesse".
Résultat: entre 2008 et 2019, un tiers des Etats-membres accueillait 90% des demandeurs d'asile dans l'Union, créant des déséquilibres flagrants. Certains pays de première entrée comme la Grèce, Malte ou Chypre reçoivent par ailleurs un nombre de demandes d'asile élevé par rapport à leur population. Des personnes en attente de réponse se sont retrouvées contraintes à patienter des mois, voire des années, dans des camps inadaptés - comme l'a encore rappelé l'incendie qui a frappé récemment le camps de Moria sur l'île de Lesbos.
Des pays de deuxième ligne méfiants
Pointés du doigt pour les conditions d'accueil des personnes migrantes, les pays d'entrée, Grèce et Italie en tête, ont à plusieurs reprises dénoncé le manque de solidarité européenne. Plus de 2 milliards d'euros mis à disposition d'Athènes par l'UE n'ont pas suffi à désengorger la situation des 'hotspots' grecs: des personnes ayant déposé des demandes en 2018 ont obtenu un entretien pour 2022, voire 2023, signale la députée européenne Fabienne Keller dans un rapport où elle cite la Cour des comptes. A titre comparatif, l'Italie a reçu 950 millions d'euros depuis le début de la crise migratoire. Ces montants incluent la gestion de la migration et des frontières des pays.
"On est aujourd'hui dans un cercle vicieux de défiance profonde entre ces pays d'entrée qui ne remplissent pas leurs obligations et laissent filer des gens dans la nature, et les pays de deuxième ligne, qui doivent gérer des personnes entrées illégalement sur leur territoire et dont ils ne trouvent trace nulle part", observe la correspondante de la RTS à Bruxelles. C'est ainsi que l'Allemagne et la France, qui ne sont pas des pays d'entrée, enregistrent le plus grand nombre de demandes d'asile.
Conséquence: le nombre de procédures dites Dublin ont augmenté d'environ 90'000 en 2014 à 160'000 en 2016-2017. Et sans surprise, entre 2016 et 2019, l'Allemagne et la France ont émis à elles seules 68% des requêtes. Le système génère donc une charge administrative, humaine et financière considérable, alors que seuls 11% des transferts ont effectivement lieu.
Une inefficacité au coût humain élevé
Au-delà des querelles politiques et des dysfonctionnements, l'inefficacité du règlement de Dublin pèse avant tout sur les migrant-es qui ont déjà subi des traumatismes dans leur pays ou au long de leur parcours vers l'Europe. Les mois, voire les années d'errance administrative et de précarité viennent ainsi s'ajouter à leurs blessures, les mettant à la merci de réseaux de passeurs, de trafiquants d'êtres humains, de prostitution ou de travail forcé.
L'extrême droite veut faire croire qu'il est impossible de gérer la migration. Je veux montrer qu'il est tout à fait possible et faisable de gérer la migration de façon ordonnée et équitable
Cette vulnérabilité, ainsi que les écarts d'interprétation et d'application de Dublin III selon les Etats, forgent des inégalités entre requérant-es et contrevient aux droits les plus fondamentaux. Le taux de protection d'un Afghan variera par exemple de 6 à 98% selon l'Etat dans lequel il dépose sa demande d'asile. En raison de l'inefficacité de la politique européenne des retours, des personnes qui n'ont pas droit à l'asile dans l'espace Schengen y restent, surchargeant le système d'asile et rendant leur renvoi plus difficile. "Je veux éviter cette situation qu'on voit maintenant depuis des années où les gens vivent dans des pays, tombent amoureux, se font des amis, travaillent avant même d'avoir eu une réponse à leur demande d'asile", confiait Ylva Johansson, la commissaire européenne chargée du nouveau "Pacte" européen, dans le podcast EU Scream.
Une solidarité à réparer
Alors que la crise migratoire de 2015 est passée, la situation migratoire en Europe se stabilise à nouveau avec désormais une majorité des demandes d'asile dans l'UE qui sont déposées par des personnes entrées de façon légale sur le territoire des Vingt-Sept. "Il est temps d'arrêter de parler de la migration comme d'une crise. La migration est une réalité qui a toujours existé, qui existera toujours, et sans laquelle l'Europe ne serait pas ce qu'elle est", souligne Ylva Johansson.
>> Lire : La Commission européenne veut abolir le système de Dublin sur l'asile
Avec le "Pacte sur la migration et l'asile" qu'elle présentera le 23 septembre, la Suédoise espère mettre fin aux discours émotionnels qui polluent le débat depuis plusieurs années. Elle vise également à rétablir une solidarité entre pays de première entrée, pays de 2e ligne et autres pays, ceux qui n'accueillent personne ou presque. A ce que l'on sait du "Pacte", ceux qui refusent d'accepter des réfugiés devraient avoir à participer d'une façon différente, en fournissant des moyens financiers ou en contribuant à l'organisation des retours par exemple. Un mécanisme serait également prévu pour gérer les crises migratoires, type conflit syrien.
Enfin, la volonté affichée de créer une politique commune migratoire passerait, d'après les éléments à disposition, par la création de points d'entrée sur territoire européen où les migrant-es qui ont droit à l'asile seraient très vite séparés de ceux qui n'y ont pas droit, lesquels seraient renvoyés le plus rapidement possible. Une façon d'endiguer les tentatives migratoires comme celle apparue depuis le printemps, où des milliers de Tunisien-nes ont tenté la traversée pour fuir la crise économique liée à la pandémie dans leur pays.
Juliette Galeazzi