Du Pakistan à la Turquie en passant par le Koweït, les manifestations et appels au boycott des produits de l'Hexagone se multiplient en réaction à des propos d'Emmanuel Macron.
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Début octobre, le président français lançait un projet de loi contre le séparatisme religieux, affirmant que l’islam était "en crise" et qu’il fallait le structurer.
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Après l'assassinat d'un professeur par décapitation le 16 octobre dernier, le président français a rappelé son attachement à la liberté d’expression, y compris celle de caricaturer le prophète Mahomet.
Les autorités françaises ont en outre riposté en annonçant vouloir dissoudre un certain nombre d’associations musulmanes, dont le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). Après un collectif propalestinien la semaine dernière, c'est l'association BarakaCity qui a été dissoute mercredi en Conseil des ministres. Une mosquée a en outre été temporairement fermée.
30 ans de tensions
Les polémiques portant sur le rapport entre République et islam s'enchaînent depuis près de 30 ans en France, rappelle le correspondant de la RTS à Paris, Alexandre Habay. Depuis la première histoire du voile à l’école en 1989, en passant par la loi sur les signes religieux en 2004, les caricatures de Charlie Hebdo en 2005 et la loi sur le voile intégral en 2010.
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Sans oublier les polémiques récurrentes sur le domaine d’application de la laïcité, comme sur l'arrêté anti-burkini ou la controverse sur les mères voilées lors de sorties scolaires. Parallèlement, la vague d’attentats djihadistes qui a frappé le pays depuis 2015 a aussi durci le ton de la parole officielle française. Tout cela contribuant à forger la réputation de la France dans les pays musulmans.
Entre Turquie et France, des enjeux géopolitiques
C'est principalement de Turquie que la réaction a été la plus forte. Le président Recep Tayyip Erdogan a appelé ses concitoyens à boycotter les produits français et a remis en question la "santé mentale" de son homologue à plusieurs reprises.
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Mais sa position n'est pas désinteressée. Le président turc profite d’un contexte général de colère contre le président français pour exprimer des ressentiments qui n’ont rien de religieux en premier lieu, mais plutôt liés à des questions tout à fait profanes de rivalités politiques et diplomatiques, explique Anne Andlauer, correspondante à Ankara.
Depuis un an, la France s’oppose à la Turquie dans de nombreux dossiers comme en Syrie, en Libye, dans l’est de la Méditerranée, ou récemment dans le Haut-Karabakh. Face à sa base électorale qui s'effrite, Recep Tayyip Erdogan cherche à désigner des adversaires, voire des ennemis, rôle qu'endosse actuellement Emmanuel Macron. Le président turc a également l’ambition de se poser comme défenseur des minorités musulmanes dans le monde, et d'ainsi marquer les esprits de ses électeurs.
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Mais, au-delà des préoccupations électorales et des ambitions idéologiques, le président turc s'inquiète du projet de loi sur les séparatismes qui pourrait remettre en cause le financement des mosquées et la formation des imams en France. Or, la moitié des 300 imams étrangers détachés chaque année sont envoyés directement par l’État turc. Ankara craint ainsi de perdre un outil de contrôle, voire de propagande idéologique.
Ambivalence en Tunisie
Pourtant pays à majorité musulmane, la Tunisie a des liens historiques forts avec la France. Sur les réseaux sociaux, les appels au boycott sont ainsi raillés: "Tu veux boycotter les produits français alors que tu ne rêves que de traverser la Méditerranée pour vivre dans le pays que tu condamnes", peut-on y lire.
Une partie de la population tunisienne se méfie du président turc et combat l'islam politique depuis bien avant Emmanuel Macron, explique Maurine Mercier, correspondante de la RTS.
Les Tunisiens, qui sont aussi régulièrement ciblés par des attentats, soutiennent le président français lorsqu'ils condamne le meurtre du professeur décapité. Mais la plupart sont heurtés par les propos de la classe politique française qui, à leurs yeux, se sert de ces attentats pour nourrir l'islamophobie à des fins politiques.
Pourquoi la liberté d'expression est de plus en plus résumée à la possibilité de montrer des caricatures du prophète Mahomet, se demandent les Tunisiens. Pour eux, en faire une obsession revient à faciliter la tâche de ceux qui recrutent des jeunes pour les radicaliser.
"J’aimerais me persuader que la France condamne toutes les violences et non celles qui émanent de cinglés musulmans. Mais je sais bien que ça n’est pas le cas", résume un Tunisien.
La France ne fléchit pas
En réponses aux condamnations et appels au boycott, Emmanuel Macron a publié une série de tweets en français, en anglais et en arabe. "La liberté, nous la chérissons ; l’égalité, nous la garantissons ; la fraternité, nous la vivons avec intensité. Rien ne nous fera reculer, jamais", a écrit le chef de l’Etat français.
La France a rappelé son ambassadeur à Ankara et dénoncé dans un communiqué "la propagande haineuse de la Turquie". La diplomatie tente de minimiser l’ampleur des initiatives de boycottage qui seraient instrumentalisées par une minorité radicale.
L'organisation patronale "Medef" appelle les entreprises françaises à ne pas céder au chantage, bien que les dégâts économiques ne soient pas encore chiffrables. Plusieurs responsables français du culte musulman ont en outre dénoncé ces appels au boycott et appelé à défendre les intérêts du pays.
Mouna Hussain avec Alexandre Habay (France), Anne Andlauer (Turquie), Maurine Mercier (Tunisie)
La position délicate des Français musulmans
En France, des figures du culte musulman défendent la position du gouvernement. Interviewé dans l'émission Forum mercredi soir, Hassen Chalghoumi, imam de Drancy dans la région parisienne, appelle l'État à la fermeté et les musulmans à réagir.
"On essaie de récupérer ce conflit qui pour moi est un malentendu. Je pense que les journalistes, à l'image de Charlie Hebdo, sont libres. Leur sacré n'est pas le nôtre. Les musulmans doivent comprendre que c'est de l'humour, même si on n'est pas d'accord. J'aimerais que les musulmans réagissent, parce qu'il y a eu 270 morts en France au nom de l'islamisme, d'une frange qui ne respecte ni la vie humaine, ni le sacré."
L'imam de Drancy se dit opposé au "discours victimaire que les pouvoir turc ou qatari essaient de donner à notre jeunesse, à nos frères et soeurs." Le Français trouve "honteux" les appels au boycott et demande à ses compatriotes musulmans de "choisir leur patrie. La religion, qu'elle qu'est soit, fait partie de la sphère privée, elle est entre eux et leur seigneur."
Interrogé dans Forum jeudi passé, François Burgat, spécialiste du monde arabe et musulman, appelait au contraire le gouvernement français à remettre en cause sa stratégie.
"Nous ne pouvons pas continuer sur la logique initiée par Emmanuel Macron, comme quoi l’islam est en crise, et non pas les djihadistes, mais la culture de l’autre. Ces propos encouragent la paresse de penser notre responsabilité. Si on ne pense pas l’origine profonde du mal, nous ne réglerons pas le terrorisme."
"Au lendemain de cet attentat, je peux vous annoncer le suivant, parce que tous les mécanismes qui fabriquent de la radicalisation tournent beaucoup plus vite que ceux qui fabriquent de la prévention ou de la solution", expliquait le chercheur au CNRS.