Lorsque l’on évoque les défis qu’elle souhaite relever en tant que directrice de l’IHEID, Marie-Laure Salles, personnalité inspirante, explique qu’il y a « des défis indépendants de la volonté de l’Institut et de ma volonté. L’une des priorités bien sûr est de gérer cette nouvelle donne due à la pandémie de coronavirus. Mais au-delà de la pandémie, le monde change en profondeur et il nous faut prendre la mesure de ce changement pour l’Institut. Nous avons donc entamé une réflexion collective, avec tous les organes de l’Institut, avec nos professeurs et nos étudiants, nos alumnis et nos partenaires pour repenser un projet d’Institut qui soit à la fois ancré dans notre histoire et notre identité et adapté aux bouleversements que nous sommes en train de vivre et que la pandémie n’a fait que rendre plus visibles ».
Une des questions essentielles pour l’IHEID, institution académique d’excellence, dans un contexte ou l’éducation supérieure passe en ligne ou au mieux à l’hybride, est la présence de ses professeurs auprès des étudiants. Marie-Laure Salles ne le cache pas : « Comment faire pour préserver la spécificité de ce qu’est l’enseignement présentiel, la richesse de ce qu’il apporte, et ce que l’on ne peut pas retrouver dans un enseignement uniquement proposé en ligne ? Mais aussi comment peut-on saisir les opportunités qui émergent de cette contrainte qui nous a été imposée ?».
Concrètement, la directrice de l’IHEID, qui enchaîne les réunions à tous les niveaux, tant à Genève qu’à Berne auprès des autorités suisses, est déterminée à gérer le court terme dû à la pandémie « et ses conséquences pour notre communauté, y compris la dimension psychologique, mal mesurée encore, mais que l’on voit, que l’on ressent dans nos équipes et lorsque nous parlons à nos étudiants. Le défi est aussi de tirer parti de cette situation inédite pour transformer tout cela en une opportunité de relancer notre travail et notre réflexion collective sur le futur de notre Institut et plus généralement sur l’enseignement supérieur afin qu’il soit en phase avec le monde d’après. Avec au cœur de nos préoccupations les enjeux liés à l’environnement, à la durabilité, au digital et sa gouvernance ».
En sa qualité de directrice d’un Institut de sciences humaines et sociales de renommée mondiale, Marie-Laure Salles souhaite développer et consolider les synergies. « Nous devons élargir la notion de transdisciplinarité – et créer des ponts vers les sciences de la vie, les sciences du digital mais aussi vers les humanités et les arts. C’est en travaillant ensemble que nous pourrons préparer au mieux les étudiants à ce nouveau monde ».
Soulagement après la victoire démocrate à l’élection présidentielle des Etats-Unis
Hasard de l’alignement des planètes ? Pour la première fois, l’IHEID est dirigé par une femme. Et, autre première, les Etats-Unis auront une Vice-Présidente, suite à l’élection présidentielle qui vient d’avoir lieu. Comme la majorité des personnalités de la Genève internationale, Marie-Laure Salles ne fait pas mystère de son soulagement après la victoire du ticket composé de Joe Biden et de sa colistière Kamala Harris qui entreront en fonction le 20 janvier prochain. Même si le président sortant Donald Trump n’a pas concédé sa défaite.
À la question de savoir quels sont les plafonds de verre qui restent à briser pour les femmes, la directrice de l’IHEID tient à préciser : «Briser le plafond de verre est important, mais ce n’est pas la seule bataille. L’objectif plus important pour moi est que nous arrivions un jour à des logiques de parité naturelles pour nous toutes et nous tous. À l’Institut, nous sommes très attentifs à ces questions de parité. Par exemple lorsque nous organisons des panels, nous veillons à ce qu’ils soient aussi équilibrés que possible entre participantes et participants. Et nous avons plus de 60% d’étudiantes et environ un tiers de femmes professeurs ».
« La victoire démocrate est un grand soulagement. Mais les circonstances de cette victoire soulignent aussi les problèmes structurels profonds du modèle américain. Bien sûr cette victoire est une bouffée d’oxygène pour nous tous qui croyons à la coopération internationale et à son urgence toujours plus forte. Mais l’administration Biden/Harris sera à mon avis très absorbée pour les quatre ans à venir par les enjeux et les questions internes. Même si des obstacles vont tomber, je ne pense pas qu’il faille s’attendre à retrouver du jour au lendemain un leadership états-unien sur la scène multilatérale », estime Marie-Laure Salles.
Un désir d’association entre l’Europe et la Suisse
Femme de passion et de conviction, la directrice de l’IHEID souhaiterait voir une association entre l’Europe et la Suisse pour combler cette absence de leadership dans les relations internationales. Face au déclin de l’influence des Etats-Unis et à la présence grandissante de la Chine et de la Russie sur l’échiquier géopolitique mondial, ce scénario alternatif serait porteur d’espoir. Pourquoi l’Europe peine-t-elle à parler d’une voix forte et unie ? Par manque de dirigeants clairvoyants et visionnaires, à part peut-être la Chancelière Angela Merkel ? « Pour que l’Europe soit plus forte et plus inspirante, il lui faut se réinventer un projet – une vraie utopie réaliste pour le 21 siècle qui résonne avec son histoire et son inspiration incarnée dans la personne d’un Jean Monnet », affirme Marie-Laure Salles, qui ne boude pas son admiration pour ce fonctionnaire international français, né le 9 novembre 1888 et mort le 16 mars 1979, promoteur d’un idéal de paix et de prospérité, considéré comme l’un des « pères de l’Europe », dont elle a longuement étudié l’action dans le cadre de ses travaux de recherche. « J’ai eu la chance de pouvoir revenir très récemment dans les archives de Jean Monnet à Lausanne où j’avais passé de nombreux mois en tant que doctorante…. Et de constater à quel point ses idées peuvent toujours et encore nous inspirer aujourd’hui », dit-elle en souriant.
Marie-Laure Salles a également étudié attentivement la globalisation de l’économie et les transformations contemporaines du capitalisme. Que préconise-t-elle pour faire face à un capitalisme ressenti comme de plus en plus sauvage ? « Je ne crois pas que le capitalisme soit de plus en plus sauvage. Il peut être brutal par certains aspects. Mais il y a aujourd’hui une véritable prise de conscience, y compris par les plus grands acteurs économiques et financiers, qu’il nous faut un nouveau paradigme. L’on pensait depuis les années 80 qu’un bien-être collectif émergerait spontanément de la maximisation des avidités individuelles – la culture du « greed » comme dynamique de nos économies et de nos sociétés. Nous voyons aujourd’hui, chaque jour plus clairement, les conséquences désastreuses de ce paradigme. Le paradigme du monde d’après comprend que le bien-être individuel est au contraire conditionné par la solution collective que nous devons apporter aux enjeux de bien commun. En cela, il remet l’humain et son biotope (la terre, l’environnement) au centre. Réinventées, l’économie et la finance peuvent être de puissants moteurs de ce nouveau paradigme » souligne la directrice de l’IHEID, estimant que les dirigeants politiques et les élites doivent aussi trouver les mots pour parler aux citoyens, entendre leurs préoccupations et leur inquiétude, et leur apporter des réponses et des solutions.
Installée à la Maison de la Paix, au cœur des organisations internationales, la directrice de l’IHEID ne tarit pas d’éloges sur Genève, « ville phare, laboratoire d’idées », d’énergies et de synergies, et sur la Suisse, pays qui a selon elle un rôle historique à jouer, aujourd’hui plus que jamais, dans la réinvention nécessaire du multilatéralisme et de la collaboration internationale.
« L’IHEID est un lieu où ces débats ont lieu. C’est un laboratoire d’idées où la recherche scientifique représente un socle à partir duquel les grandes questions du jour sont posées. Fidèle à son histoire, l’IHEID aussi doit contribuer à faire advenir, de là où il est et avec les moyens qui sont les siens, un monde d’après plus inclusif, plus durable et plus ouvert. La paix et la prospérité sont toujours des boussoles, mais il nous faut les redéfinir pour les adapter aux enjeux contemporains », conclut sa directrice.
Luisa Ballin