Comment la mafia italienne profite de la crise du Covid-19 pour s'étendre

"Les mafias ont toujours profité des faiblesses de l'Etat. Si celui-ci faillit à son devoir d'assistance à la population, les mafias s’engouffrent dans la brèche pour exercer ce rôle et ainsi renforcer leur capital social", explique Charlotte Moge, maître de conférences en Etudes italiennes à l'Université Lyon 3, dans l'émission "Tout un monde".

"A court terme, les mafias essaient de renforcer leur consensus social en distribuant de l'aide à la population, comme des colis alimentaires ou des liquidités aux entrepreneurs en difficulté. A moyen-long terme, elles tentent de profiter de la faiblesse des entreprises pour infiltrer l'économie légale très facilement, en rachetant des activités déjà existantes."

Si, après la crise de 2008, les mafias proposaient des prêts pour ensuite prendre possession des commerces, elles rachètent aujourd'hui directement en cash les activités en difficulté, notamment dans la restauration. Pour la chercheuse, une grande partie de l'économie italienne est déjà gangrenée par la mafia.

La suractivité de secteurs à cause de la pandémie fait baisser le niveau de contrôle, ce qui favorise les infiltrations mafieuses.

En période de pandémie, Charlotte Moge s'inquiète notamment de l'infiltration mafieuse dans un grand nombre de secteurs liés au système sanitaire. "Par exemple les services d’entretien, la fourniture de matériel médical, le traitement des déchets infectés, mais aussi les services d'ambulances, la construction de nouvelles structures hospitalières, les pompes funèbres. La suractivité de ces secteurs pendant cette période amène nécessairement les dirigeants à baisser le niveau de contrôle, ce qui favorise les infiltrations mafieuses."

Mais la spécialiste des mafias alerte sur leur extension dans d'autres pays. "On vit dans un monde mondialisé, et il est sûr qu'elles ne vont pas s'arrêter aux frontières italiennes. Toutes les zones touristiques sont à risque, mais aussi des pays d'Europe centrale comme l'Allemagne, la Suisse où on remarque l'installation puis l'enracinement de mafieux potentiellement liés à la Ndrangheta."

Pour la spécialiste des mafias, les pays européens n'ont pas conscience du danger qui les guette, voire le minimisent. "Les pays européens sont encore convaincus que les mafias italiennes ne sont qu'en Italie. Malgré les vingt ans de la convention de Palerme qui a été ratifiée par 190 pays, et qui prévoit l'adoption de mesures spécifiques pour contrer la criminalité mafieuse, à ce jour à ma connaissance seule l'Italie est dotée d'une législation qui permet de condamner des personnes pour leur seule appartenance à la mafia."

>> Ecouter toute l'interview de Charlotte Moge, maître de conférences en Etudes italiennes à l'Université Lyon 3 :

Antonio Taccone

Maxi-procès contre la Ndrangheta

Parmi les mafias italiennes, celle de la Ndrangheta a réussi à s'étendre en Europe, mais aussi sur les autres continents, faisant figure d'organisation criminelle globalisée. Composée de 60'000 membres, son trafic de drogue peserait plus de 50 milliards de francs par année.

Après quatre ans d'enquête, cette mafia calabraise sera l'objet d'un procès marathon visant quelque 300 prévenus, élus, avocats, syndicalistes, membres de forces de l’ordre ou de la magistrature, toutes et tous liés au puissant clan Mancuso. L'opération nommée "Rinascita Scott" accumule 400 chefs d’accusation, dont du trafic de drogue, enlèvement, usure, dissimulation de cadavre.

"C’est un procès très très important, explique Antonio Talia, journaliste d’investigation d’origine calabraise aujourd’hui installé à Milan. Il va changer la face de certaines zones de la région Calabre, mais aussi d'Italie et d’autres pays européens."

Car, pour le journaliste italien, cette organisation criminelle est parvenue à devenir la plus puissante du monde en avançant masquée, jouant sur l’image trompeuse d’une mafia pauvre. "Il y a eu des vagues d’immigration de Calabrais partout dans le monde. En Australie, au Canada, en Allemagne, en Suisse, en France. Cachés dans ces vagues de travailleurs, il y avait des personnes qui appartenaient à cette organisation."

La mafia calabraise a réinvesti dans la cocaïne, ce qui lui a permis d'acheter des commerces et de s’infiltrer dans l’économie légale.

Mais c'est aussi la situation géographique de la Calabre qui aurait permis à la Ndrangheta de se développer, en misant sur les enlèvements dans les années 80. "Ils ont gagné beaucoup d’argent parce que c’était impossible de trouver les otages dans le massif d'Aspromont. Ils ont réinvesti dans la cocaïne, ce qui a consolidé leur pouvoir économique et leur a permis d'acheter des commerces et de s’infiltrer dans l’économie légale."

Mais l’une des clés du succès de cette mafia est le secret qui l’entoure. Il y a très peu de repentis pour collaborer avec la justice, ses faits d’armes sont relégués aux journaux locaux, et il n'existe pas de chef des chefs qui domine tout. Chaque cellule fait ainsi son business, même si son ADN est le même dans le monde entier. Les liens du sang sont ainsi préservés: "Ils regardent toujours de quelle famille les membres viennent, pour savoir s’ils peuvent lui faire confiance", explique le journaliste.

>> Ecouter le sujet de Tout Un Monde sur la Ndrangheta et son extension dans le monde :

Keystone - Adriana Sapone

La Ndrangheta a souvent fait parler d'elle en Suisse. La dernière arrestation en date, en juillet dernier, dans les cantons d'Argovie, du Tessin et de Zoug ont mené à l’arrestation de 75 personnes. En plus des biens saisis, des armes ont été trouvées. "Des investigations récentes ont montré que la Suisse était un endroit pour se procurer des armes, et pas seulement un lieu financier pour la Ndrangheta", explique Antonio Talia.

>> Lire aussi : Au moins 400 membres de la mafia italienne sont établis en Suisse

Mouna Hussain / Francesca Argiroffo / Manuela Salvi